Carin

283 – 285
Carin

(Marcus Aurelius Carinus)

Carin fut « l’individu le plus corrompu qui eût jamais vécu. Adultère, corrupteur assidu de la jeunesse, il poussa l’infamie jusqu’à se prêter lui-même à perversions sexuelles contre-nature ». Tel est le jugement que l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste (Qua. Tyr., XVI) porte sur le fils aîné de l’empereur Carus. Et de détailler, à la volée, tous les méfaits de ce gredin de Carin : il fit assassiner le préfet du prétoire pour le remplacer par un mac ; il promit à la vile populace romaine tous les biens des Sénateurs ; il eut neuf épouses, pas une de plus, pas une de moins ; il portait des pierres précieuses à ses chaussures ; il invitait des malotrus à sa table et leur faisait servir des quantités scandaleuses de poissons, de volailles et de melons, le tout arrosé de torrents de vinasse ; il prenait trop de bains émollients, etc… Bref, Carin était si pervers que même son père, cette brave vieille baderne de Carus, pensait très sérieusement à le faire mettre à mort afin de purger le monde civilisé d’une pareille engeance.

Ce portrait est évidemment tiré au noir. Et de fait, l’auteur de l’Histoire Auguste, qui n’en n’est pas à une exagération près, condense dans les quelques lignes consacrées à Carin toutes les tares, réelles ou supposées, que la tradition prête à tous les « mauvais empereurs » qui l’ont précédé, de Néron à Caracalla et de Domitien à Élagabal.
De cela, tous les historiens sérieux conviennent. Néanmoins, ce qui reste troublant, c’est l’unanimité des sources antiques : tous les auteurs anciens sans exception, qu’ils soient latins ou grecs, sont défavorables à Carin. Aucun n’a plaidé sa cause !

Bien sûr, il faut rabattre de ces horribles portraits toutes les exagérations de la propagande de Dioclétien, ce grand fondateur de ce qu’il est convenu d’appeler (avec une nuance de mépris) le Bas-Empire, ce rénovateur des institutions romaines qui détrôna Carin et dont se réclameront tous les souverains de Rome des IVe et Ve siècles.
Bien sûr, nous savons que Carin n’eut pas neuf épouses, mais une seule, nommée Magnia Urbica, et dont il eut un fils, Nigrinianus. Bien sûr, nous nous doutons bien que l’austère empereur Carus, ce rude soldat dont les mœurs spartiates édifiaient (et épouvantaient) les fastueux ambassadeurs perses (voir ici), n’aurait jamais élevé au rang de co-empereur, fût-il son propre, fils ce Carin « zazou » que nous décrivent à l’envi les auteurs antiques !
Bien sûr… Mais il n’en reste pas moins probable que, s’il ne fut pas réellement un exécrable empereur, Carin ne fut certainement pas le meilleur prince que Rome eût jamais connu, loin de là !

L’empereur Carus, père de Carin désirait fonder cette dynastie stable qui pourrait mettre définitivement fin aux usurpations à répétition qui fragilisaient l’État romain depuis des décennies. Dès son accession au trône (fin 282), il éleva donc ses deux fils, Carin, l’aîné, et Numérien, le cadet, à la dignité de César (= empereur adjoint). Les deux frères reçurent également le titre de Princeps juventutis (= « chef de la jeunesse »). Du moins en ce qui concerne Carin, cet honneur était un peu tiré par les cheveux, car, à cette époque, le fils aîné de Carus était déjà un homme mûr, avec – nous l’avons déjà signalé – une épouse, l’unique Magnia Urbica, et un fils déjà grandelet, Nigrinianus.

Toujours pour garantir l’avenir de sa lignée, Carus voulut aussi acquérir une gloire militaire éternelle. Pour cela, il ne trouva rien de mieux que de faire vibrer la fibre patriotique romaine en vengeant l’humiliante défaite de l’empereur Valérien qui, vingt ans plus tôt, avait été vaincu, capturé et naturalisé par le roi des Perses, ces ennemis héréditaires.

Avant de s’embarquer pour l’Orient avec son cadet Numérien, Carus éleva Carin à la dignité d’Auguste (= empereur principal) et lui confia l’administration et la défense des provinces occidentales de l’Empire. Attention ! Il n’était nullement question de partage territorial : l’Empire romain restait un, et Carus en demeurait le principal leader. Il ne s’agissait que d’une répartition des compétences, à l’instar de celle qu’avait déjà effectuée le vieux Valérien quand il avait confié la garde de l’Occident à son fils Gallien avant de s’embarquer dans sa funeste guerre contre les Perses.

L’expédition perse de Carus se déroula très différemment de celle de Valérien. L’armée ennemie, fort occupée à mâter une révolte du côté de la frontière indienne, demeura invisible. Après s’être emparées des villes de Séleucie et Ctésiphon, les capitales du royaume sassanide, les légions furent donc obligées de s’enfoncer profondément en territoire perse pour débusquer un ennemi insaisissable.

magnia urbica

nigrinianus

C’est à ce moment (25 décembre 283) que l’empereur Carus mourut dans des circonstances fort mystérieuses. On parla de maladie foudroyante, on évoqua la foudre mortifère, mais l’assassinat reste l’hypothèse la plus probable. Quoi qu’il en soit, Numérien fut proclamé empereur par l’armée d’Orient tandis que son frère Carin restait seul maître de l’Occident.

À première vue, il ne se tirait d’ailleurs pas trop mal d’affaire, le Carin ! Pendant que son père guerroyait en Perse, lui-même mena une campagne victorieuse contre les Quades qui menaçaient la frontière du Danube. Il ne rentra à Rome qu’à la fin de l’année 283. Il y passa l’hiver, y apprit la mort de son père et y inaugura son deuxième consulat (avec son frère Numérien comme collègue). Ensuite (en 284), Carin se rendit en (Grande-)Bretagne où il mena une autre guerre victorieuse qui lui valut de recevoir le titre de Britannicus Maximus (= Grand vainqueur breton).

Mais en Orient, la situation se dégradait sérieusement.

Numérien avait abandonné tous ses pouvoirs impériaux à deux des principaux chefs de son armée : à son beau-père, le Préfet du Prétoire Flavius Aper, et à Dioclétien, le commandant de la garde impériale. Or, un jour, les soldats chargés d’escorter Numérien s’alarmèrent d’une curieuse odeur qui s’échappait de la litière hermétiquement close dans l’empereur avait coutume de voyager… Une épouvantable puanteur de charogne traversait les épaisses tentures, attirant des nuées de mouches ! Les gardes se précipitèrent. En se bouchant le nez, ils déchirèrent les lourdes draperies qui calfataient l’engin et… découvrirent le cadavre de Numérien mort depuis déjà plusieurs jours.
Que s’était-il passé ?
Après que l’armée eut quitté Antioche pour revenir vers l’Occident, Numérien s’était subitement éteint. Maladie ou poison ? Personne n’en ne savait rien… Mais quelles que fussent les causes de la mort du petit frère de Carin, les tout-puissants généraux avaient préféré garder sa mort secrète afin de maintenir l’unité de l’armée et la discipline des troupes.

Naturellement, leur supercherie découverte avec le cadavre tout pourri de Numérien, l’état-major romain fut brusquement mis au pied du mur. Une assemblée militaire fut convoquée devant laquelle Dioclétien accusa le Préfet Aper d’être responsable de la mort de son impérial gendre. Aper, amer, tenta de se disculper, mais Dioclétien interrompit sa plaidoirie en lui passant son épée à travers le corps. Il est vrai que, paraît-il, des devins lui avaient jadis prédit qu’il n’accéderait au pouvoir suprême qu’après avoir tué un sanglier (en latin aper)… L’ambitieux Dioclétien avait trouvé là un ingénieux moyen de forcer le destin ! Le « Sanglier » tué de sa main, Dioclétien fut aussitôt proclamé empereur par l’armée d’Orient.

C’était la guerre civile.

Alors que Dioclétien traversait le Bosphore pour affronter Carin, et que celui-ci se trouvait encore en Grande-Bretagne, une autre dangereuse révolte éclata.

En Italie du Nord selon certains, en Pannonie (auj. Autriche et Hongrie) selon d’autres, un certain Aurelius Sabinus Julianus prit le titre impérial. Julianus travaillait-il pour son propre compte ? Soutenait-il les ambitions de Dioclétien ? Nous l’ignorons… Mais finalement, peu importe ! Carin revint dare-dare des îles britanniques et écrasa cet adversaire près de Vérone (début 285).

Il ne restait plus à Carin qu’à liquider Dioclétien pour régner paisiblement. Il se porta donc dans les Balkans. C’est là, sur les bords de la rivière Margus (auj. la Morava, en Serbie), tout près de la ville du même nom, que son armée, aguerrie par les combats contre les Barbares septentrionaux, affronta les légions de Dioclétien, victorieuses des Perses.

juianus
Ce fut une dure lutte que la bataille du Margus, un combat acharné !
Certains auteurs prétendent que Carin était en passe de gagner la bataille quand il fut assassiné par un de ses officiers, un infortuné mari dont il avait déshonoré la chère, chaste et tendre épouse… Une anecdote sans doute destinée à fournir l’ultime touche sombre au portrait intentionnellement noirci de l’indigne fils de Carus ! En effet, d’autres sources, plus plausibles, rapportent que Carin fut, tout simplement, abandonné par la plus grande partie de ses troupes, et tué lors de l’affrontement. (Mars 285).