Vitellius

Avr. 69 – Déc. 69
Vitellius
(Aulus Vitellius)

« Vitellius n’était rien qu’un gros dégueulasse ! »

Si, comme moi, vous êtes fan de Néropolis, le prodigieux « roman des temps néroniens » d’Hubert Monteilhet, vous ne contredirez pas ce postulat. C’est en effet sous les traits d’un personnage tonitruant, d’un goulafre, d’une espèce de Falstaff à la mode antique qu’Aulus Vitellius est décrit dans ce superbe bouquin. D’après Monteilhet, le futur empereur (car au moment où il apparaît dans le livre, notre Vitellius n’est encore qu’un simple particulier) avait, « la triple réputation bien étable de manger tout le temps, d’absorber des quantités fantastiques et de ne manger que du meilleur. Le moral était d’ailleurs en harmonie avec le physique : (…) Aulus (Vitellius) s’évertuait jour et nuit à se mettre sous la dent tout ce qui passait à sa portée : viandes juteuses certes, mais aussi femmes toutes mouillées d’ambition, courtisanes desséchées par de trop assidus travaux, magistratures honorifiques et sacerdoces en vue. D’une impiété notoire, c’était un ogre, dont personne ne pouvait ne prédire où la boulimie s’arrêterait. » (Hubert MONTEILHET, Néropolis, Éditions Julliard, 1984).

Caricatural ce portrait d’un glouton impie, lourd et gras (tant physiquement que moralement), mais pourtant capable, si nécessaire, de mettre une certaine finesse au service d’une ambition démesurée ? Que non point ! Le Vitellius de Monteilhet est parfaitement conforme à ce que les sources antiques rapportent de lui : selon Tacite et Suétone, le successeur de Galba fut un goinfre, un débauché de la pire espèce, à la fois pleurnichard, couard, veule, cruel cupide et, par-dessus tout, … monstrueusement ambitieux !
neropolis – monteilhet

À nouveau, il convient de prendre les assertions des historiens antiques avec un grain de sel – que dis-je ? avec une salière bien remplie…

Évidemment – faut quand même pas pousser bobonne -, personne n’aurait le front de prétendre qu’oncques ne régna meilleur empereur romain ! Toutefois, Tacite, Suétone et consorts, tous auteurs conservateurs à l’extrême, ne pouvaient en aucun cas lui être favorables. Comment auraient-il pu encenser cet ancien courtisan de Néron qui prétendait réhabiliter et poursuivre l’œuvre de l’empereur histrion ? Comment ces écrivains à la solde du parti aristocratique auraient-ils pu apprécier cet usurpateur démagogue, qui ne devait le pouvoir suprême qu’au caprice de soudards révoltés, et qui comptait sur le peuple, cette plèbe vulgaire, pour s’y maintenir ? Et enfin, puisque ces historiens étaient aussi (et surtout) des propagandistes, puisqu’ils voulaient démontrer et proclamer urbi et orbi que Rome n’avait jamais été aussi heureuse, aussi prospère, aussi bien gouvernée que sous le sceptre débonnaire des « bons empereurs » de la dynastie antonine, leurs chers mécènes, Vitellius devait impérativement être affublé d’une noirceur d’âme susceptible de rendre pâlichons tous les diables de l’Enfer. Dans le cas contraire, Vespasien, qui avait renversé et liquidé le gros empereur en invoquant le « salut de l’État » n’aurait été qu’un usurpateur et un criminel… et Nerva, le fondateur de la dynastie de ces chers « bons » Antonins, placé sur le trône trente années plus tard dans des circonstances certes différentes, mais grosso modo pour les mêmes raisons, en aurait été un autre !

On peut toutefois penser que si les légionnaires de Germanie, les plus rudes et les plus sûrs défenseurs de l’Empire romain, choisirent ce prétendu mollasson de Vitellius comme imperator – un grand nombre d’entre eux sacrifiant même leur vie pour que l’imposant postère de ce soi-disant répugnant personnage fasse gémir sous son faix l’illustre trône des Césars -, c’est quand même qu’il n’était pas tout à fait dépourvu de mérites, ce Vitellius, cette outre vaniteuse, pleine de vin, de boustifaille et d’ambition, que décrivent à l’envi les historiens de l’Antiquité.

On notera aussi avec intérêt que, dans sa délectable Histoire de la Rome antique, l’éminent historien Lucien Jerphagnon dresse un portait remarquablement pondéré de ce Vitellius généralement honni :
“Aulus Vitellius (…) semblait voué dès le départ aux pires malchances : son horoscope avait, disait-on, écœuré ses propres parents. Il n’avait pourtant jamais été mal en cour sous ses prédécesseurs, surtout sous Néron. Ses pairs le trouvaient mollasse et peu raffiné dans ses manières : tout le monde en riait. Il forçait notoirement sur les plaisirs de la table. Le défunt Galba disait, sans excès de courtoisie, « qu’il fallait au moins les trésors d’une province pour remplir la grande gueule de Vitellius ». Néronien de la première heure, il voulait ressembler à l’empereur tant regretté du peuple, et le peuple l’aimait bien sans tellement le respecter. Ses efforts pour rétablir le même style de gouvernement lui mirent définitivement à dos le Sénat. Et ce n’était pas tout. Accumulant les maladresses sous l’influence de ses conseillers qui le sentaient indécis, il endossa des décisions graves de conséquences (…). Bref, sous ce brave homme, qui n’avait aucunement l’étoffe d’un empereur, le désordre fut vite à son comble.” (Lucien JERPHAGNON, op. cit., Éditions Tallandier, 2002).

Alors, Vitellius, un “brave homme” ou un “gros dégueulasse” ?

Vieux courtisan blanchi sous le harnais, Vitellius exerça ses talents de flatteur professionnel auprès de Caligula, Claude et Néron. Les empereurs et les régimes changeaient, le grossier Vitellius restait !
Après la chute de Néron, Vitellius reçut de Galba le commandement des légions de Germanie inférieure : une nomination étonnante pour un courtisan dépravé et sans expérience militaire. Ce qui étonne moins, c’est que le gros dégueulasse, mais riche et familier Vitellius se rendit populaire auprès de ses légionnaires. À la mort de Galba, ceux-ci le proclamèrent empereur (janvier 69), tandis qu’Othon était reconnu par le reste de l’Empire.
Après la défaite d’Othon à Bédriac (avril 69), Vitellius marcha sur Rome, mais ne put imposer son autorité sur le reste de l’Empire.

Pendant ce temps, le général Vespasien écrasait la révolte des Juifs. Il ne lui restait qu’à liquider quelques poches de résistances néanmoins importantes (Jérusalem et Massada) quand ses troupes le proclamèrent empereur. Il laissa à son fils Titus le soin d’achever la reconquête de la Judée, se dirigea sur l’Italie avec le gros de ses forces et écrasa l’armée de Vitellius à Crémone.

Vitellius, de retour à Rome, tenta un certain temps de cacher l’ampleur de sa défaite. Il parvint encore à réprimer un coup de force prématuré de Domitien, fils cadet de Vespasien, qui, avec l’appui de son oncle le préfet de la Ville Flavius Sabinus, s’était retranché dans le Capitole. La vénérable forteresse fut incendiée. Flavius Sabinus, père du martyr chrétien Flavius Clemens fut massacré.
Quant à Domitien, il ne parvint à s’échapper qu’à grand-peine, déguisé en matrone. Cependant, cette dernière petite victoire était le chant du cygne de Vitellius. La nouvelle de sa défaite militaire de Crémone était enfin parvenue à Rome et la populace, après avoir égorgé le gros empereur vaincu, l’écharpa littéralement sous les yeux du cruel Domitien, hilare.