Tibère

4-37
Tibère
(Tiberius Claudius Nero)

Pauvre empereur Tibère ! Il n’eut décidément pas de chance. Mésestimé par son beau-père Auguste, épouvantablement cocufié par son épouse Julie, manipulé par sa mère Livie, trahi par ses ministres et totalement incompris de ses contemporains, il fut, un siècle après sa mort, horriblement calomnié par Suétone et Tacite, « historiens » à l’objectivité douteuse et à la dent dure.
Comble de déveine ! cet empereur n’étant pas sensé, à l’instar, par exemple, d’un Néron, avoir massacré des milliasses de pauvres Chrétiens innocents, il ne se trouva que bien peu d’historiens « sceptiques » pour s’attacher à sa réhabilitation.

Pourtant, Tibère vaut nettement mieux que la détestable réputation qui lui colle encore et toujours aux baskets. Il fut même, à certains égards, un des plus grands empereurs romains, l’un des plus soucieux du bien public, un des moins mégalos, et certainement pas le plus sanguinaire, que du contraire !

TIBÈRE ET AUGUSTE

Tibère naquit le 16 novembre 42 avant J.-C.

Son père Tiberius Claudius Nero, qui lui donna son nom, avait épousé, l’année précédente, une sienne cousine, Livia Drusilla. Tibère, fils premier-né de cette union consanguine et pur produit de l’illustre famille Claudienne (gens Claudia), hérita tout naturellement des signes distinctifs des Claudiens : son père Tiberius lui transmit son tempérament fantasque, têtu et renfermé, tandis que sa mère lui léguait ses traits harmonieux et son caractère volontiers rancunier.
Pas brillant, comme patrimoine génétique !

La vie de l’enfant bascula en 39 avant J.-C., alors qu’il avait à peine atteint l’âge de quatre ans. Cette année-là, sa mère Livie tomba amoureuse sotte du fils adoptif de Jules César, cet Octave, qu’on appellerait bientôt Auguste.

Ce serait mentir que de prétendre que les circonstances favorisaient ces amours. Certes, Octave était « un beau parti », ça, personne ne pouvait prétendre le contraire ! S’étant successivement acoquiné aux assassins de César puis à Antoine, il était si bien parvenu à éliminer les uns et à rouler l’autre dans la farine qu’il s’était emparé, à peu de frais, des pleins pouvoirs dans la partie occidentale de l’Empire. À présent, seul ce grand braillard d’Antoine, qui contrôlait encore les riches provinces orientales, l’empêchait encore d’atteindre au pouvoir suprême. Ce n’était plus qu’une question de temps !

Bref, c’était vraiment un garçon plein d’avenir que cet Octave… mais Dieu que ce génie politique était morose et froid ! De plus il avait déjà été marié deux fois, et Scribonia, son épouse du moment, était durement enceinte. Comble de malchance ! La belle Livie, elle aussi, attendait un enfant.

emp 02

Mais comme on dit, l’amour est aveugle, il renverse les montagnes, etc, etc… Ce grand glaçon d’Octave tomba comme un pigeon rôti dans les rets tendus par Livie. Ce fut le grand coup de foudre réciproque, avec des éclairs jusqu’à terre et un grondement de tonnerre de Brest !

Par décence (ou par curiosité), Octave attendit quand même que sa légitime Scribonia fut délivrée de son fruit (ce n’était qu’une fille, la trop fameuse Julie) pour divorcer et faire dissoudre cet assommant mariage par un collège des Pontifes (qui était « à sa botte » puisqu’il en était le membre le plus éminent – c’est-à-dire le plus dangereux – sans pour autant en être encore le chef). Ces formalités accomplies, Octave put enfin convoler en justes troisièmes noces avec cette jolie Livie qui restait toujours aussi durement enceinte des œuvres de son ancien mari.

Vous pouvez imaginer que le peuple de Rome rigola doucement de ce mariage au parfum un tantinet scandaleux. L’hilarité atteignit son comble quand Livie, après trois mois de mariage seulement, accoucha de Drusus, deuxième fils de son ancien mari et frère de Tibère.

Pour faire cesser les plaisanteries sur l’avènement de ce « prématuré de trois mois, Octave, légère concession à l’opinion publique, renvoya les deux fils de Livie à leur père légitime.

Tibère et son frère Drusus ne restèrent cependant pas trop longtemps éloignés de leur maman et de son nouvel époux. En 33 avant J.-C., leur père Ti. Claudius Nero mourut et les deux garçonnets furent recueillis dans la maison (et la familia) de beau-père Octave.
livie

C’est, je crois, Charles Péguy qui a dit « À dix ans, tout est joué ! ».
Le jeune Tibère n’avait pas encore atteint cet âge quand, phagocyté par sa nouvelle famille, cette « famille des Césars » destinée à gouverner Rome, il ressentit une douleur qui jamais ne n’effacerait, qui marquerait son caractère pour toujours : son beau-père Octave ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais !

Attention, cela ne veut pas dire que le mari de Livie maltraitait l’aîné de ses beau-fils. Il avait trop le sens de la famille pour cela ! Non, plus simplement, Octave concentra tout l’amour paternel dont il était capable sur son neveu Marcellus (fils d’Octavie, sa petite sœur chérie) et sur le frère cadet de Tibère, le petit Drusus, deux enfants dont le naturel franc, ouvert et joyeux, contrastait furieusement avec celui du jeune Tibère, garçon si renfermé et si taciturne qu’il pouvait parfois paraître dédaigneux ou sournois. Sans doute est-ce pour cette raison qu’Octave ne réussit jamais à comprendre ni à apprécier l’aîné de ses beaux-fils. Parvint-il même seulement à communiquer avec lui ? C’est douteux car jamais l’Imperator ne réussit à se défaire de cet a priori négatif. Même les éclatants mérites, les talents militaires et les succès diplomatiques de Tibère n’y purent rien changer. Jusqu’à ce qu’il ne puisse plus faire autrement, Octave s’obstina à confiner ce garçon bourré de qualités dans un rôle peu glorieux de bouche-trou et de faire-valoir. Or, Tibère était très conscient de ses propres capacités, et comme c’était un grand hypersensible sous une rude écorce, il ressentit d’autant plus vivement ce manque d’affection et de confiance qu’il provenait de la personne qu’il admirait le plus.

Au sortir de l’adolescence, son désarroi fut si vif, sa désespérance en l’avenir si grande qu’il sombra un moment dans l’alcoolisme. Et comme à cette époque déjà, personne ne comprenait rien de rien à ce jeune homme en mal d’affection, des mauvaises langues crurent plaisant de l’affubler d’un affreux sobriquet : déformant son patronyme (Tiberius Claudius Nero), ces malveillants l’appelèrent désormais Biberius Caldius Mero, un jeu de mot parfaitement intraduisible mais qui fait référence à la fois à l’ivrognerie la plus torride et au gros rouge qui tache !

Tibère surmonta assez rapidement cette déprime, même si sa blessure à l’âme resta toujours béante. Il « apprit la guerre » en accompagnant Auguste dans sa campagne de pacification de l’Espagne (26 – 25 av. J.-C.), puis fut envoyé en Orient où les Parthes de Mésopotamie recommençaient à se faire menaçants. À la tête de six légions, il occupa pacifiquement l’Arménie, qui redevint un protectorat romain sous l’autorité du roi Tigrane (20 av. J.-C.).

Ensuite, après un court séjour à Rome, il repartit en campagne. Il s’agissait maintenant de garantir les communications entre l’Italie, la Gaule et les Balkans, donc de conquérir tout l’arc alpin.
Tibère et son jeune frère Drusus s’acquittèrent parfaitement de cette tâche : les tribus qui occupaient le Val d’Aoste, la Suisse, et le Tyrol actuels furent énergiquement « romanisées » (15 av. J.-C.). (Voir carte).
julie

En 12 avant J.-C. Agrippa mourut.
Ce décès inopiné du successeur désigné d’Auguste (voir ici) allait provoquer un nouveau séisme dans l’existence de Tibère.

Comme le défunt laissait une épouse, la tristement célèbre Julie, propre fille du Princeps, et cinq enfants, dont deux fils en bas âge, Caius et Lucius César, héritiers présomptifs du trône, Auguste réquisitionna Tibère afin qu’il remplaçât séance tenante Agrippa dans le lit (d’ailleurs fort embouteillé) de Julie.
Que Tibère fût marié et qu’il adorât son épouse Vipsania n’apitoya nullement l’autoritaire autocrate : les intérêts particuliers ne devaient-ils pas céder devant ceux de l’État ? Tibère n’avait qu’à mordre sur sa chique, faire contre mauvaise fortune bon cœur ! Au diable ses sentiments ! Qu’il obtempère, par Jupiter !

Tibère céda. Avait-il d’autre choix ?
Gageons cependant qu’il se serait sans doute plié à la raison d’État d’un cœur plus léger si Auguste, en exigeant de lui ces sacrifices considérables, lui avait également accordé les honneurs qui y étaient associés. Tibère abandonnait la femme qu’il aimait pour tenir la chandelle auprès de la joyeuse veuve d’Agrippa ; il servirait de père aux enfants d’Agrippa ; mais pas question pour lui de recevoir le titre de co-régent détenu jadis par Agrippa ! Le jeune marié, nommé d’abord commandant en chef de l’armée du Danube, puis de celle de Germanie (à la mort de son frère Drusus, en 9 av. J.-C.), continuerait à lutter aux frontières pour la grandeur de l’Empire. Pendant ce temps-là, sa Julie d’épouse, à Rome, lui planterait des cornes susceptibles d’épouvanter le grand Cordobès lui-même !

Pourtant, malgré ces humiliations, Tibère ne se laissa pas aller. Ses campagnes militaires dans les Balkans et en Germanie furent même si brillantes et ses victoires si éclatantes, qu’Auguste fut bien forcé, sous peine de paraître le plus vil des ingrats, de récompenser selon ses mérites celui qui était devenu, malgré qu’il en eût, le plus grand soldat et le meilleur rempart de Rome. En 6 av. J.-C., il octroya à son gendre la « Puissance tribunitienne » (Tribunicia potestas) pour cinq ans et le nomma gouverneur des provinces orientales de l’Empire. Cette promotion, ô combien justifiée, faisait de Tibère le second personnage de l’État après le Princeps.

Cette embellie dans les relations entre Tibère et son beau-père ne dura guère !
En 5 av. J.-C., à peine un an après son élévation au titre de co-régent, Tibère demanda au Princeps la grâce d’être déchargé de toute fonction politique. Il était fatigué, disait-il, et souhaitait se rendre en Grèce afin de s’y reposer et y poursuivre ses études.
Sa mère Livie s’indigna. Auguste refusa.
Pour obtenir gain, de cause, Tibère entama une grève de la faim qui vainquit enfin la résistance parentale. C’est ainsi qu’il obtint le droit d’effectuer un court séjour à Rhodes. Il allait y rester sept ans (jusqu’en 2 ap. J.-C.).

Les historiens se sont toujours interrogés sur les raisons de ce premier exil insulaire de Tibère – celui de Rhodes préfigurant celui de Capri à l’extrême fin de sa vie. Tous évoquent, bien sûr, son pénible mariage avec sa volage épouse Julie, cette union pro forma qui, au mieux, lui donnait des airs de cocu magnifique et au pire de gigolo véreux. Ou alors, on allègue son ras-le-bol de se voir toujours confiné dans un rôle de bouche-trou. En effet, malgré sa nomination flatteuse au deuxième rang de l’Empire, il restait encore et toujours le successeur « intérimaire » d’Auguste, celui qui n’était chargé que d’assurer le trône aux petit-fils (et également fils adoptifs) du premier Princeps, ces Caius et Lucius Césars, les fils de sa frivole épouse et d’Agrippa. C’est à eux que le trône était réservé en définitive, pas à Tibère ! (Voir : Succession d’Auguste et tableau généalogique)

Ces raisons sont certes plausibles, mais, à mon avis, il convient de les compléter par deux autres.

Tout d’abord, il est fort probable que Tibère, atterré de servir de bouche-trou depuis de si longues années, commençait à être affecté par un problème psychologique qui allait devenir une des traits les plus caractéristiques de sa personnalité : un manque de confiance en soi quasi pathologique.
À force de voir que tous, Auguste, Livie, le peuple romain, ses soldats même, lui préféraient des êtres comme Marcellus, Drusus ou Caius et Lucius Césars, des personnages plus sympathiques, plus affables qu’il ne l’était, mais qui étaient dépourvus de ses brillantes qualités intellectuelles et morales, Tibère en était sans doute arrivé à se convaicre lui-même qu’il ne pouvait avoir raison contre tous. C’était pas possible ! pensait-il, comment tant de pesonnes auraient -elles pu se tromper si longtemps sur son compte ? C’était certain, il n’était pas aussi capable, aussi intelligent, aussi dévoué qu’il ne le pensait lui-même ! C’était évident, il était totalement indigne de la confiance qu’Auguste venait enfin de lui accorder ! Alors, un exil doré sous le ciel de Rhodes, c’était encore trop bon lui, misérable ver de terre qu’il était !

D’autre part, Tibère montra souvent une forte tendance à la paranoïa. Alors, peut-être songea-t-il qu’Auguste, en le hissant sur la deuxième marche de son trône, lui tendait un piège. C’était bien dans la manière du personnage ! Tibère serait couvert d’honneurs pendant un certain temps, ensuite « on » lui tendrait un piège, ou « on » le pousserait à la faute, et l' »on » se débarrasserait de lui légalement, sans tambour ni trompette. Un Tibère hors course, c’était aussi un rival potentiel de moins pour les héritiers d’Auguste, ses petits-fils Caius et Lucius Césars !

Tibère resta donc sept ans à Rhodes. En semi-disgrâce, presqu’en exil… Sept ans qu’il passa comme un « simple particulier », étudiant la philosophie dans une modeste villa. Les seuls événements qui troublèrent sa quiétude furent son divorce d’avec Julie et un conflit avec Caius César, son beau-fils.
En 2 av. J.-C., les yeux d’Auguste s’étaient enfin dessillés. Se rendant enfin compte de l’inconduite (c’est un euphémisme) de sa fille Julie, il l’exila dans l’île de Pandateria et lui expédia une lettre de divorce au nom de son mari. Bref, qu’il s’agisse de son mariage ou de son démariage, Tibère n’avait eu à aucun moment droit au chapitre. On remarquera simplement que le « cruel Tibère » envoya plusieurs lettres à son ex-beau-père pour lui demander d’adoucir le sort de son ancienne épouse. Il ne fut pas entendu.
L’année suivante (1 av. J.-C.), Caius César, petit-fils d’Auguste et futur Princeps présomptif (Voir tableau généalogique), fut nommé gouverneur général de l’Orient. Tibère se rendit à Samos pour présenter ses hommages à celui qui avait été son beau-fils. Cette démarche ne suffit cependant pas à apaiser la méfiance (ou la jalousie) de Caius et de son entourage. Il paraît même que la vie de Tibère aurait été un moment menacée, que certains amis du nouveau gouverneur, l’esprit échauffé par le vin d’un festin, auraient projetè d’aller à Rhodes exécuter l’exilé volontaire puis de ramener sa tête sanguinolente au nouveau maître de l’Orient. Il paraît aussi que Quirinus, ancien (ou futur – voir ici) gouverneur de Syrie, parvint à apaiser le jeune Caius.

En 2 ap. J.-C. Tibère mit fin à son exil rhodien et rentra à Rome. Pendant deux année, ses dernières années de tranquillité, il se tint encore éloigné de la vie publique.

En 4 ap. J.-C., son jeune ennemi Caius César mourut, deux ans après son frère Lucius.

Tous les projets successoraux d’Auguste s’étaient écroulés, les uns après les autres. À présent, le vieux Princeps n’ait plus le choix : dans l’intérêt de l’État (rei publica causa) mais la mort dans l’âme, il fut bien obligé d’appeler aux affaires son plus proche parent, son beau-fils, ce Tibère qu’il estimait si peu.

En moins de deux, l’éternel bouche-trou fut adopté par Auguste et quasiment associé au gouvernement de l’Empire. Ce serait cependant bien mal connaître Auguste que de penser qu’il avait brusquement renoncé à toutes ses préventions à l’égard de son beau-fils. Il avait d’ailleurs agrémenté sa promotion à la seconde place de l’État d’une clause qui, sous couleur d’éviter toute vacance de pouvoir, visait en fait à évincer du trône les descendants directs de Tibère. Celui-ci ne devait-il pas adopter son neveu Germanicus (Fils du frère cadet de Tibère – Voir tableau généalogique) ? C’était clair ! Après Tibère, ce ne serait pas Drusus, son fils biologique qui règnerait, mais bien Germanicus, son fils adoptif.

Mais tout ça, ce n’étaient que des plans tirés sur la comète ! Bien des choses pouvaient encore changer ! Mieux valait ne pas songer à l’avenir, travailler à la gloire de Rome et, autant que possible, gagner définitivement l’estime du Princeps.

Des années durant, Tibère, très efficacement secondé par son « fils » Germanicus, allait énergiquement s’employer à la défense et à l’expansion de l’Empire. Toujours sur la brèche, toujours à la tête de leurs légions, les deux « Césars » s’échinèrent à conquérir toute la Germanie, du Rhin jusqu’à l’Elbe.
Ils y réussirent… presque. Le pays semblait totalement et définitivement « pacifié » quand la défaite inopinée de Varus dans la forêt de Teutoburg (9 ap. J.-C.), conjuguée à une très dangereuse révolte des provinces danubienne (de 6 à 9 ap. J.-C.), sonna le glas de ce « Drang nach Osten ».
À l’Est, Rome avait atteint ses limites.

emp 02

Sur les conseils de Tibère et de Germanicus, Auguste renonça à la frontière de l’Elbe pour la reporter plus à l’Ouest, sur le Rhin. (Voir : Politique des Trois fleuves d’Auguste et Carte des conquêtes d’Auguste en Occident).

Un an avant la mort d’Auguste (13 ap. J.-C.), les pouvoirs de Tibère furent encore considérablement accrus : il obtint la libre disposition de l’armée et des provinces de l’Empire (imperium proconsulare majus). Il est vrai aussi que les derniers espoirs du Princeps de voir sa succession échapper à son beau-fils venaient de s’effondrer. En effet, Auguste en dernier recours, avait compté sur Agrippa Posthume, son dernier petit-fils (troisième fils d’Agrippa et de Julie) pour disputer le trône à Tibère. Hélas, son « champion » s’était avéré si dément et si dépravé qu’il avait été forcé de l’exiler loin de Rome !
On devine dès lors quels sentiments mitigés devaient agiter le vieil empereur quand il écrivait ces lettres officielles, ruisselantes d’hypocrites compliments à l’égard de Tibère, cet héritier non voulu, qu’il ne s’était résolu à choisir qu’à cause d’une cascade de décès et de tragédies familiales : « Chaque fois que se produit une affaire qui exige toute ma réflexion et chaque fois que j’éprouve une grande contrariété, je pense à mon cher Tibère, par Jupiter ! et il me vient à l’esprit ce vers d’Homère :  » S’il était auprès de moi, nous pourrions traverser tous deux sans encombre un brasier ardent, car sa prudence est sans égale !  » (Suétone, Tibère, 21, 5).
Tu parles, Charles !

TIBÈRE « PRINCEPS »

Enfin, le 19 août 14, le vieil Auguste rendit l’âme. Tibère lui succéda sans difficultés insurmontables, mais non sans amers déchirements familiaux. Il faut dire que le premier Princeps, sur son lit de mort, n’avait pas pu s’empêcher de concocter une dernière vacherie à son successeur si mal-aimé : il avait adopté Livie, sa propre épouse bientôt veuve, et l’avait autorisé à prendre le titre d’Augusta.

Que signifiait cette dernière volonté ? Les opinions des « constitutionalistes » romains divergeaient : N’était-ce que la simple transmission d’un titre honorifique ? Ou bien Livie devait-elle gouverner au côté de Tibère au titre de co-régente ? Ou enfin, Auguste, devenu gâteux, voulait-il que ce soit son épouse seule qui lui succède ?

Mais quelles qu’aient été les intentions d’Auguste, on peut aisément en imaginer l’effet sur le pauvre Tibère ! Alors qu’il semblait avoir acquis définitivement la confiance du vieux despote, celui-ci, par une ultime avanie, avait encore réussi l’exploit de lui mesurer son estime « à titre posthume ». De plus, en conférant à son épouse une dignité égale, sinon supérieure, à celle qu’il avait accordée à son beau-fils, Auguste faisait d’elle une dangereuse rivale pour le nouveau Princeps. S’il avait voulu obliger Tibère à s’emparer du pouvoir en passant sur le corps de sa propre mère, il ne s’y serait pas pris autrement !
tiberius imp

Sachant tout cela, on comprend mieux que, lorsque le Sénat de Rome offrit officiellement à Tibère la succession d’Auguste (17 septembre 14), il refusa catégoriquement : il avait 57 ans, et était trop vieux pour ces conneries, répondit-il (en substance) aux Sénateurs atterrés !

À l’instar des historiens antiques, les Pères conscrits qui assistaient à cette séance mémorable ne virent sans doute dans cette dérobade qu’une coquetterie de cabot ou une manœuvre d’habile politicard : Tibère voulait se faire prier ou voulait démasquer les opposants potentiels.

Je n’en suis pas si sûr !

À mon avis, cette réticence à assumer les plus hautes fonctions n’était ni une ruse ni un calcul politique. Tibère croyait sincèrement qu’il était physiquement et moralement incapable de reprendre l’écrasant fardeau d’Auguste. Surtout s’il fallait le disputer à sa vieille maman ou le partager avec elle !

Quoi qu’il en soit, l’insistance des Sénateurs finit par avoir raison de ses résistances. Tibère, le cœur gros, accepta le Principat, mais les lubies posthumes du vieil Auguste avaient transformé son jour de gloire en jour de deuil !

Un autre problème politico-familial survint en Germanie où les légions souhaitèrent – déjà – avoir leur mot à dire dans la désignation du nouveau souverain. Selon la logique du Principat, cette prétention pouvait paraître légitime. En effet, dans le système politique conçu par Auguste, le chef politique de Rome, celui que, par facilité, nous nommons « empereur », était tout autant le chef du Sénat et du Peuple (Princeps) que le commandant en chef (imperator) des armées romaines. Dès lors, puisque les Sénateurs désignaient « librement » leur Princeps, pourquoi les soldats n’auraient-ils pas le droit, eux aussi, de désigner leur Imperator ? Le seul hic dans cette histoire, c’est que les légionnaires de l’armée du Rhin auraient préféré que ce soit Germanicus qui ceigne le bandeau impérial plutôt que cette vieille ganache blanchie sous le harnais de Tibère.

De murmures en récriminations, la situation se dégrada sérieusement. Plusieurs légions entrèrent même en rébellion ouverte. Des soldats excités offrirent la pourpre à Germanicus, lui proposant même de le mener à Rome afin de l’introniser à la place de son vieux tonton, cet empereur gâteux désigné par des Sénateurs serviles.
Germanicus refusa tout net ! Par loyauté ? Peut-être…Du reste, pourquoi aurait-il risqué sa vie et son honneur dans cette entreprise hasardeuse alors que Tibère l’avait adopté, associé au pouvoir et fait de lui son successeur désigné ? Devenir Princeps ?… Il lui suffisait simplement d’attendre quelques années, juste le temps que disparaisse son vieil oncle à héritage…

Alternant répression, concessions et paroles apaisantes, Germanicus parvint à faire rentrer les légionnaires du Rhin dans le rang, l’obéissance et la discipline.

Décidément, l’heure des coups d’États militaires n’avait pas encore sonné !

Pendant que Germanicus, sur le Rhin repoussait aussi résolument les offres tentatrices de ses soldats que les assauts de Germains qui avaient tablé sur une vacance du pouvoir à la mort d’Auguste pour éprouver la résistance de l’Empire, Tibère, à Rome, connaissait ses premières désillusions.

En acceptant la succession « impériale », le nouveau Princeps avait précisé qu’il s’en tiendrait à une règle de gouvernement extrêmement simple : il mettrait ses pas exactement dans ceux de son prédécesseur. Les actes du divin Auguste seraient les siens, ils feraient jurisprudence, et s’il était confronté à une situation inédite, il agirait comme il pensait que son divin beau-père eut agi.
Cela paraissait d’une simplicité biblique. Cependant, l’application de ce beau principe allait s’avérer hautement problématique ! En effet, qu’était ce que le « Principat selon Auguste » sinon un agglomérat confus de pouvoirs militaires, populaires, sénatoriaux et sacerdotaux ? En fonction des préférences politiques et de la personnalité de l’individu qui l’exerçait, cette véritable macédoine constitutionnelle pouvait accoucher d’une monarchie « parlementaire », d’une « de droit divin », d’une dictature militaire, ou prolétarienne.

germanicus

Auguste, lui, était parvenu à concilier toutes les composantes de l’autorité dont il s’était emparé. Grâce à son sens politique inné et à une affabilité acquise avec l’âge, il avait réussi le tour de force de ménager toutes les susceptibilités, sénatoriales, populaires, militaires.
Mais Tibère n’était pas Auguste !
Il manquait si cruellement de confiance en ses propres qualités qu’il était hors de question pour lui de gouverner seul. Mais sur qui s’appuyer ?… Sur le peuple ? Aristocrate renfermé et volontiers hautain, il lui était impossible de frayer avec la populace, cette plèbe versatile et puante ! L’armée ? Selon la volonté d’Auguste, elle était maintenant aux bons soins de Germanicus ; si dévouée même qu’elle en devenait menaçante !
Il ne lui restait donc plus qu’à gouverner avec l’aide du Sénat de Rome. Les illustrissimes Pères conscrits, ne constituaient-ils pas la partie la plus saine du corps social de l’Empire ?

Il fut cruellement déçu !

Au lieu d’adopter l’attitude noble et fière de leurs illustres ancêtres qui avaient conquis le monde, au lieu d’aider le Princeps par leurs conseils judicieux et éclairés, les Sénateurs, dès le début du règne, se confinèrent dans la plus éhontée et la plus écœurante des flagorneries. Tous les Pères conscrits conspiraient en catimini contre Tibère, mais quand ils siégeaient, c’est tout juste s’ils ne se proposaient de le déifier de son vivant. Comment pouvaient-ils se tromper à ce point sur son compte ? Ce souverain épris de simplicité et de modestie tiquait déjà quand ses sujets l’appellaient « maître » (dominus), jugeant qu’un tel mot, digne seulement d’un esclave, n’avait pas sa place dans la bouche d’un citoyen romain ! Alors, penser qu’il puisse être honoré d’être mis au rang des dieux, c’était presque l’insulter !

C’est aussi en croyant complaire à Tibère que, dès les premières années de son règne, les Sénateurs commencèrent à instruire ces fameux procès de « lèse-majesté » qui ont tant nui à la réputation posthume de cet empereur. Ils allaient se multiplier au fil des années, provoquant l’apparition d’un des pires fléaux de la société romaine : les délateurs professionnels.
Grâce à leurs « bons et loyaux services », un noble personnage fut bientôt accusé d’avoir admis un comédien à une cérémonie en l’honneur d’Auguste ; un autre d’avoir coupé la tête d’une statue d’Auguste pour la remplacer par celle du nouveau Princeps ; un troisième de détenir une liste où figuraient les noms des membres de la famille de César agrémentés de signes mystérieux, etc, etc…

Tibère, qui n’était pas à l’origine de ces accusations, modéra toujours les ardeurs inquisitoriales des Sénateurs… Du moins au début de son règne car, dans ses dernières années, profondément dégoûté, il renonça à intervenir.
Puisque le Sénat s’entêtait dans cette attitude servile qui était pourtant tout à l’opposé de ce qu’il attendait de lui et s’acharnait à se détruire lui-même en accordant foi à des accusations ridicules, et bien, tant pis pour lui !

TIBÈRE ET GERMANICUS

D’autres désillusions survinrent après la mort de Germanicus.

Le jeune César, héritier présomptif du trône, avait volé de succès en succès en Germanie. Il n’était certes plus question, comme aux temps de la splendeur d’Auguste (voir ici) de rêver à la conquête des territoires qui s’étendaient de la rive droite du Rhin jusqu’à l’Elbe, mais la défaite de Varus avait été vengée. Les nombreuses incursions de Germanicus en territoire ennemi (de 15 à 17 ap. J.-C.) avaient constitué autant d’avertissements pour les belliqueuses tribus germaniques. Celles-ci, affaiblies, divisées et trop occupées à se battre entre elles, laisseraient les provinces romaines en paix pour un bon bout de temps.
tiberius – germanicus

La frontière du Rhin sécurisée, Tibère rappela son neveu (et beau-fils) à Rome où il lui accorda les honneurs du triomphe (26 mai 17) – le dernier qui honora une autre personne que le souverain régnant.
Ses lauriers n’eurent guère le temps de sécher ! À peine Germanicus se fut-il débarrassé des derniers confettis de la fête que l’empereur lui confia le commandement général de l’Orient romain. Les Parthes, prenant prétexte d’une querelle dynastique, avaient occupé l’Arménie, un protectorat romain. Si l’on voulait respecter la volonté d’Auguste d’une frontière orientale sur l’Euphrate, il était hors de question de tolérer une occupation contraire à tous les traités.

Germanicus se contenta d’une démonstration de la puissance romaine. Déployant des forces considérables, mais avec la ferme intention de les épargner ou de n’en user qu’en cas d’extrême nécessité, il réoccupa l’Arménie presque sans coup férir et y fit couronner un souverain ami de Rome (18 ap. J.-C.).
Ce succès facile en entraîna un autre : la force tranquille des légions de Germanicus avait tant impressionné le roi des Parthes que celui-ci s’empressa d’envoyer des émissaires au jeune prince romain pour négocier la prolongation des traités d’amitié entre son royaume et Rome.

En Orient, la « paix romaine » était assurée pour quinze ans.

Pour se reposer de ses fatigues, Germanicus s’accorda un petit voyage d’agrément en Égypte. Il y séjourna quelques mois en compagnie de son épouse Agrippine (l’Ancienne – la grand-mère de Néron, pas sa mère) puis il revint à Antioche. C’est là qu’il tomba gravement malade et mourut (10 octobre 19).

agrip 1

Bien qu’il soit impossible de se prononcer avec certitude, il semble bien que la mort de Germanicus fut naturelle. Mais ce ne fut pas l’avis de sa veuve, la fameuse Agrippine. Pour elle, pas de doute : feu son mari avait été empoisonné ! C’était Pison, le gouverneur de Syrie, qui, aidé de son épouse Plautilla, avait versé le poison dans sa coupe. Ils avaient agi sur l’ordre de Livie, la mère de l’empereur, et, peut-être aussi, qui sait, sur celui de Tibère lui-même…

Évidemment, Agrippine n’avançait aucune preuve. Le corps de Germanicus avait été exposé nu sur le forum d’Antioche et personne n’avait décelé sur lui la moindre trace suspecte. En outre, ni Livie ni Tibère n’avaient le moindre intérêt à la disparition de ce brillant jeune homme : Tibère n’avait jamais eu la moindre divergence de vue avec ce neveu qu’il aimait autant – si pas plus – que son fils Drusus ! En revanche, cette hystérique d’Agrippine, elle, avait tout intérêt à faire de son époux un martyr : ses fils auraient plus de chance de monter un jour sur le trône !

Pourtant, l’infâme calomnie fut colportée et avalée. Pison passa même en jugement. Il était sans doute innocent, mais, présumé coupable avant même le début du procès, il ne put, dans un véritable climat d’hystérie collective, faire valoir ses arguments. Il choisit de se suicider afin que ses enfants ne soient pas dépouillés de leur héritage.

La disparition de Germanicus, les ragots qui s’ensuivirent, la haine inexpiable que lui vouait désormais sa parente Agrippine, et même le suicide de Pison qui semblait donner quelque couleur de vérité aux rumeurs absurdes, furent autant de coups durs pour Tibère. S’y ajouta encore l’attitude des Sénateurs. C’était à qui montrerait l’affliction la plus vive, à qui réclamerait le plus éloquemment que l’on accorde les honneurs posthumes les plus extraordinaires au défunt !

Ces attitudes outrées, si peu « romaines », n’étaient excusables aux yeux de Tibère que si elles témoignaient d’une peine sincère. Mais était-ce le cas ? L’empereur en doutait. Pour lui, ce deuil tapageur et excessif n’était, dans le meilleur des cas, que l’expression de l’habituelle servilité du Sénat, et dans la pire des hypothèses, c’était une critique du régime, un manque de confiance dans le Princeps régnant, la manifestation du regret qu’il fût encore en vie.

Pour mettre fin à ces excès de dévotion, Tibère fut contraint de publier un édit dont la dignité et la fermeté toute romaine mérite l’admiration. Je me permets de citer ce texte, il en vaut la peine : « Un grand nombre de Romains sont morts pour leur patrie, Mais pas un n’a été aussi ardemment regretté. Il faut cependant savoir se modérer. Ce qui convient peut-être à une famille modeste, à un État quelconque, ne sied pas de même à des hommes de haute condition et à un peuple qui règne sur le monde. Tant que la douleur était encore vive, il convenait d’être dans le deuil, et l’affliction était alors notre recours. Mais maintenant, il faut se reprendre et faire preuve de fermeté d’âme. Nous devons refouler notre tristesse comme jadis le divin Jules César après la perte de sa fille unique et le divin Auguste après la mort de ses petits-fils. Je n’ai pas besoin de vous rappeler des exemples plus anciens : la constance avec laquelle le peuple romain a supporté les désastres militaires, la mort de ses généraux, l’extermination de tant de nobles familles. Les princes sont mortels ; seule la République est éternelle. Revenez à vos pratiques ordinaires et faites à nouveau place à la joie ! » (Tacite, Annales III, 6 – Cité par E. Kornemann, Tibère, Payot, Paris)….

« Sans cœur, ce cruel Tibère ! » grogna sans doute le peuple… « Des perles aux pourceaux », dirons-nous !

TIBÈRE ET SÉJAN

Toutes ces désillusions, l’opposition larvée de sa propre mère, la servilité du Sénat, la mort de Germanicus, les calomnies d’Agrippine, sa popularité qui s’effritait, tout cela sembla bien futile quand Tibère se rendit compte que Séjan, en qui il avait placé toute sa confiance, cet homme qu’il considérait comme son bras droit, son ami, presque son frère, l’avait ignominieusement trompé et abominablement trahi.

Séjan (Lucius Ælius Sejanus) qui était Préfet du Prétoire dès les premières années du règne de Tibère, n’entra réellement dans le cercle très restreint des intimes de l’empereur qu’après la mort de Germanicus (19 ap. J.-C). Les temps étaient favorables aux ambitieux : privé brutalement de son meilleur collaborateur alors même qu’il éprouvait de plus en plus de répugnance à gouverner seul, le Princeps cherchait désespérément quelqu’un avec qui partager l’écrasant fardeau de l’État. Séjan voulut être celui-là !

Une des premières mesures que prit cet intrigant personnage fut de rassembler à Rome toutes les cohortes prétoriennes qui étaient, jusque-là, disséminées dans de nombreuses localités du Latium. L’objectif avoué était de mieux assurer la protection de l’empereur. En réalité, c’était surtout lui-même que Séjan voulait protéger. En outre, la présence dans la Ville de quelques milliers de soldats d’élite ne manquerait pas de donner à leur chef un poids politique considérable.

Très vite Séjan entra en conflit avec Drusus, le fils de Tibère, qui avait, mieux que son père, percé à jour la duplicité du Préfet du Prétoire.
Ce dernier ne lésina pas sur les moyens pour éliminer ce gêneur : il séduisit sa femme et la poussa à empoisonner son époux.
Drusus, fils unique de Tibère, mourut en 23 ap. J.-C.

Après s’être aussi facilement débarrassé du fils du Princeps, Séjan ambitionna de monter lui-même sur le trône. Grâce à lui, une dictature militaire du genre de celle de César remplacerait la « monarchie parlementaire » dont Tibère, malgré toutes ses désillusions, continuait à rêver.

Le plan de Séjan était simple et son exécution aisée.

Il allait tout d’abord encourager l’autodestruction du Sénat. Une nouvelle vague de délateurs professionnels apparut, les procès de lèse majesté se multiplièrent encore et, malgré les objurgations (de plus en plus molles) de Tibère, les rangs des Sénateurs s’en trouvèrent considérablement éclaircis, épurés de tout élément potentiellement dangereux.

drusus 2

Ensuite Séjan renforça son influence sur le Prince. Il alla même – accident orchestré ? – jusqu’à lui sauver la vie. Un jour que Tibère s’était attablé dans une grotte naturelle des environs de Terracine, des pierres se détachèrent du plafond, risquant de blesser sérieusement l’empereur, voire de le tuer. Séjan protégea alors le vieux Princeps de son corps tandis que les autres convives enfuyaient épouvantés.

Ayant ainsi démontré son dévouement de façon éclatante, Séjan put aisément persuader Tibère de goûter sans crainte aux charmes d’un repos bien mérité dans une retraite paradisiaque tandis que lui-même « liquiderait les affaires courantes ».
En 27 ap. J.-C., Tibère se retirait quasi définitivement dans l’île de Capri.
Séjan avait désormais les coudées franches pour continuer sa lente progression vers le trône. Mais pour s’y asseoir, il fallait d’abord que les héritiers légitimes de Tibère fassent place nette. Cela signifiait que l’ambitieux Préfet devait discréditer d’abord, puis éliminer, toute la famille de Germanicus, sa veuve Agrippine et surtout ses trois fils (Nero Cæsar, Drusus et Caius-Caligula).

L’empereur étant loin de Rome, Séjan n’eut aucun mal à lui faire accroire que sa vie était très sérieusement menacée par d’innombrables complots. Or, prétendait-il, ces dangereuses conspirations n’avaient qu’un point commun entre elles : toutes émanaient de la veuve de Germanicus et de ses rejetons.
C’était prêcher à un converti ! Depuis une bonne dizaine d’année, Tibère exécrait cette hystérique d’Agrippine, celle qui, plus que tout autre, avait sapé sa popularité…Cette ménade d’Agrippine, avec ses rancœurs recuites, ses exécrables calomnies, ses pompes et ses œuvres !
Ce n’est pourtant qu’au bout de trois années d’insistance – étonnant signe d’indépendance d’esprit chez un souverain souvent présenté comme influençable à l’extrême – que l’infâme Préfet du Prétoire obtint de Tibère la condamnation de la veuve de Germanicus et de ses fils aînés. Tous furent déclarés ennemis publics et traités comme tels. Agrippine l’Ancienne fut exilée à Pandateria et y mourut en 33. Son fils Nero Caesar, d’abord exilé au même endroit que sa mère, fut transféré ensuite à Pontia et s’y suicida en 31. Quant à son cadet Drusus, il fut emprisonné à Rome et mourut vers 33 seulement, dans des circonstances restées obscures.
De l’illustre famille de Germanicus, celle qu’Auguste avait choisie pour hériter de son trône, il ne restait que deux filles (Agrippine la Jeune, mère de Néron, et Drusilla) ainsi que le jeune Caius, plus connu sous le sobriquet de Caligula.

Mais Séjan avait été trop loin.
Sans doute le méfiant Tibère avait-il déjà commencé à se douter qu’il y avait anguille sous roche quand sa belle sœur Antonia (la mère de Germanicus), elle-même alertée par un serviteur de Séjan, l’avertit que celui-ci, grisé par ses succès, projetait de le renverser.

Il n’était que temps de réagir ! Le Préfet du Prétoire avait déjà acquis une telle puissance qu’il était désormais quasi impossible de le renverser par voies légales. Il fallait ruser, opposer à Séjan un Séjan et demi.
Ce coquin, pire encore que le tout-puissant Préfet du Prétoire, s’appelait Macron (Nævius Sertorius Macro), un officier ambitieux. Tibère le convoqua à Capri, lui donna des instructions secrètes, puis le renvoya à Rome porteur d’une lettre adressée au Sénat. Dès le lendemain (18 octobre 31) Macron réunit les Sénateurs en séance extraordinaire pour leur lire le message impérial, une lettre incroyablement longue et tarabiscotée.
Séjan, assis au premier rang, écoutait sans méfiance cet écheveau de billevesées. Lui, il croyait naïvement que Tibère allait lui accorder la puissance tribunitienne qui ferait de lui le deuxième personnage de l’Empire. Cette interminable prose, sentencieuse et emphatique, n’était destinée qu’à faire « durer le suspens ».
Séjan se trompait lourdement ! La signification complète du message ne se révéla qu’à la dernière phrase : le Préfet du Prétoire était accusé de haute trahison et Tibère ordonnait son arrestation immédiate.
Comme un seul homme, les Sénateurs votèrent la déchéance, la mort et l’exécution immédiate de Séjan et de ses enfants

L’historien Suétone (qui n’en rate pas une dès qu’il s’agit de narrer des horreurs) prétend que le bourreau, chargé d’exécuter la plus jeune des filles du Préfet déchu, ressentit comme l’ombre d’un scrupule légaliste : la loi romaine n’interdisait-elle pas d’exécuter les jeunes filles vierges ? Le « bonhomme » résolut l’épineux problème à sa façon : Il viola la fillette avant de la tuer !

LES DERNIÈRES ANNÉES

 

La mort de Séjan eut raison des dernières illusions de Tibère. Après avoir éprouvé l’inutilité des exploits guerriers, la vanité des ambitions politiques, la servilité des aristocrates et les calomnies des ambitieuses, il avait été ignominieusement trahi par l’homme qu’il estimait le plus, son ami le plus fidèle, son alter ego. En qui pouvait-il se fier désormais si Séjan, le « fidéle d’entre les fidèles », avait été capable de corrompre sa belle-fille, d’assassiner son fils, d’éclaircir les rangs du Sénat, d’élaguer l’arbre généalogique des Julio-Claudiens au point de faire ressembler à un arbuste rabougri, et finalement de projeter sa mort et de convoiter son trône ?

Les dernières années du règne de Tibère (31 – 37 ap. J.-C.) furent donc tristes, très tristes.
Les paysages enchanteurs, mais mélancoliques, de l’île de Capri furent certainement plus souvent témoins du désespoir de ce vieillard triste et épuisé que des débauches, aussi improbables que fantaisistes, imaginées par ce libertin de Suétone. Comment aurait-il eu le coeur à la bagatelle, ce vieil empereur qui, las de tout, voyait disparaître un à un ses rares amis (en particulier le juriste Cocceius Nerva, grand-père du futur empereur Nerva) ? Tibère avait décidément vécu trop longtemps ; tout le monde le disait et lui-même le pensait !

Tragiquement incompris de tous, désespérément seul sur cet îlot qu’il ne quittait plus guère, Tibère ne se laissa que trop aller à sa pente naturelle qui était d’abandonner les hommes à leur perversité.

capri

Pourtant, à de multiples reprises, presqu’une fois par an, il tenta de se secouer, de retourner à Rome pour y nettoyer ces écuries d’Augias qu’était devenue la capitale sous le règne de Macron, le détestable remplaçant du démoniaque Séjan. Mais chaque fois, Tibère rebroussa chemin à quelques milles de la Ville.Il lui était désormais impossible, tant moralement que physiquement, de pénétrer intra muros. La détresse, le dégoût, la crainte et le manque de confiance avaient définitivement triomphé de sa volonté.

Tibère laissa donc Rome entre les griffes du Préfet du Prétoire Macron qui y fit régner une terreur digne du son prédécesseur Séjan. L’empereur ne fit plus le moindre geste pour modérer les sentences des nombreux procès de lèse-majesté. Il semble même que ses rares interventions allèrent plutôt dans le sens d’une sévérité accrue. C’est de cette époque que daterait la phrase désabusée que la tradition lui prête : Oderint dum probent (« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils m’approuvent ! »). Une sentence que son petit-neveu et successeur Caligula parodiera – en lui donnant un tour autrement menaçant : Oderint dum metuant (« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ! »)

Mais si le vieux Princeps en avait visiblement « ras-le-bol » de Rome et des Romains, il ne se désintéressait pas pour autant du reste du l’Empire. On le vit bien en 35 ap. J.-C. quand les Parthes envahirent, une fois de plus, l’Arménie, ce royaume vassal.
Très soucieux de protéger la frontière de l’Euphrate, Tibère envoya en Orient Lucius Vitellius (père du futur empereur Aulus Vitellius), avec mission de faire rentrer l’Arménie dans la sphère d’influence romaine, mais sans intervention directe de l’armée romaine.

Vitellius, homme intelligent, mais qui tourna assez mal par la suite, se conforma scrupuleusement aux directives impériales. Il suscita un rival au roi des Parthes, favorisa une révolte de l’aristocratie locale, encouragea les Hiberniens à envahir l’Arménie et y fit couronner un roi pro-romain. Enfin, pour achever de convaincre le souverain parthe de la puissance romaine, Vitellius fit effectuer à ses légions une « promenade militaire » le long de l’Euphrate. Ces manœuvres d’intimidation atteignirent leur but : au printemps 37, des négociateurs parthes se présentèrent au camp romain pour renouveler le vieux « traité d’amitié » qui unissait depuis si longtemps les empires mésopotamien et romain. Le status quo cher à Auguste avait été maintenu !

Tibère n’assista pas à ce dernier succès. Quelques semaines avant la signature des accords avec les Parthes, le vieux Princeps avait rendu son dernier soupir – jamais formule ne fut plus appropriée ! (16 mars 37).

Tacite et Suétone rapportent que, l’empereur ne se décidant pas à casser sa pipe, Caligula, son héritier présomptif, et le préfet Macron auraient quelque peu hâté son trépas en l’étouffant sous des couvertures. Il ne se trouve plus guère d’historiens sérieux pour croire à cette fable.

On dit aussi que, quand elle apprit la mort de son empereur mal-aimé, la populace romaine manifesta sa joie en vociférant : Tiberius ad Tiberim (« Foutons ce Tibère de malheur dans le Tibre ! »).

Avant de quitter ce personnage tragique et attachant que fut le deuxième Princeps de Rome, je voudrais encore citer deux intéressants passages d’un livre qui m’a guidé dans la rédaction de cette notice :

« Comme tous les Claudiens et en particulier son neveu, le futur empereur Claude, Tibère s’intéressait beaucoup aux affaires judiciaires et à la jurisprudence. (…). Le cas suivant est spécialement instructif sur ce point. En 24, un préteur d’assez noble origine, Plautius Silvanus, petit-fils de l’amie de Livie, Urgulania, avait, pour des raisons inconnues, donné la mort à sa femme Apronia en la précipitant par la fenêtre de sa chambre. Traîné par son beau-père devant le Princeps, il soutint qu’il avait dormi profondément et que sa femme s’était probablement suicidée. Tibère, sans plus tarder, se rendit chez Silvanus pour inspecter le lieu du crime. Ayant relevé des indices de lutte et d’une forte résistance, il fit lui-même le réquisitoire devant le Sénat. (…) On chercherait en vain un monarque moderne qui se serait personnellement occupé de questions de ce genre. (E. Kornemann, Tibère – p. 120)

Ce Maigret antique était aussi un homme modeste, qui toujours refusa qu’on lui confère les honneurs divins :
« Oui, je suis mortel, Pères conscrits, s’exclama-t-il un jour aux Sénateurs médusés, et les devoirs dont je m’acquitte sont ceux d’un homme ; il me suffit d’occuper le premier rang ; de cela je vous prends à témoin et je veux que la postérité se souvienne ; elle rendra à ma mémoire un hommage assez et même trop éclatant, si elle croit que j’ai été digne de mes ancêtres, attentif à vos intérêts, constant dans les périls, intrépide contre les rancunes, quand il s’agissait de l’intérêt public. Mes temples sont dans vos cœurs comme mes statues les plus belles et les plus durables. En effet, les monuments de marbre sont dédaignés à l’égal des tombeaux quand le jugement de la postérité les a rendus odieux. Je supplie donc nos alliés, mes concitoyens et les dieux mêmes, ceux-ci de m’accorder jusqu’à la fin de ma vie la paix de l’âme et l’intelligence des lois divines et humaines, ceux-là d’honorer, quand j’aurai quitté la terre, mes travaux et mon nom de leurs louanges et de leurs bons souvenirs « . (Tacite, Annales IV, 28 – Cité par E. Kornemann, Tibère – p. 170, Payot, Paris).

Encore une foi, Tibère ne fut ni compris ni entendu… Des perles aux pourceaux, vous dis-je !