Janv. 69 – Avr. 69
Othon
(Marcus Salvius Otho)
« Othon était de petite taille, les jambes torses et les pieds contrefaits. D’une coquetterie quasi féminine, il se faisait épiler tout le corps, et comme il était presque chauve, il portait une moumoute si bien ajustée que personne ne s’en apercevait. Il se rasait tous les jours, et se frottait le visage avec du pain mouillé, un traitement qu’il avait commencé à la fleur de son âge, afin de n’avoir jamais de barbe ».
Telle fut, d’après Suétone (Douze Césars, Vie d’Othon, XII), l’apparence du deuxième successeur de Néron. Une allure trompeuse car, comme le précise obligeamment Tacite, « l’âme d’Othon n’était pas efféminée comme son corps ». Cet avorton raffiné et délicat, ce « précieux ridicule » aurait en effet caché sous un physique débile l’âme virile et grave d’un Caton ou d’un Brutus, toute la magnanimité d’un vieux Romain des temps héroïques. Othon, tout libertin chétif qu’il fût, aurait aussi été un gouverneur de province compétent, un homme d’action résolu, un commandant en chef adulé de ses soldats, et surtout un souverain dévoué à la « Chose publique » au point de sacrifier sa vie afin d’épargner à la Mère Patrie les affres d’une guerre civile longue et sanglante.
Bien sûr, tout cela est certainement un peu (beaucoup) enjolivé. Esthétiquement parlant, les historiens antiques avaient sans doute besoin d’un empereur relativement « passable » dans le genre d’Othon avant d’aborder l’infâme Vitellius, qui, lui-même, devait servir de repoussoir à Vespasien, ce « bon » souverain certes un peu ridicule avec ses airs de bourgeois parvenu, mais qui avait eu le mérite de mettre fin à l’horrible guerre civile sans outrager l’orgueil démesuré du Sénat. Cependant, malgré l’évidence du procédé littéraire, il n’est guère douteux que, malgré les frasques de sa jeunesse et une vie privée fort tumultueuse, Othon fut probablement un gouverneur de province plus intègre que la plupart de ses collègues, qu’il fut très aimé de ses soldats, et que l’intérêt supérieur de l’État fut sans doute le principal motif de son suicide.
Pour le reste, Othon demeure une figure énigmatique de l’histoire romaine… Mais n’est-ce pas précisément parce que les historiens de l’Antiquité n’éludèrent pas la complexité psychologique de cet homme que leurs biographies, pour le moins ambiguës, du successeur de Galba nous paraissent bien plus vraisemblables que celles, souvent très « monolithiques », de bien d’autres Césars – monstrueux ou non.
Jeunesse et carrière d’Othon
Othon (Marcus Salvius Otho) naquit le 28 avril de l’an 32 ap. J.-C à Ferentino (Ferentinum), une ville située à 75 kilomètres au Sud de Rome). Sa famille, qui provenait d’Étrurie (le surnom Otho serait étrusque), comptait, dit-on, parmi les premières de cette région. Cependant, l’arrière grand-père d’Othon n’était guère qu’un modeste chevalier, donc un « bourgeois » peu fortuné, qui n’épousa d’ailleurs qu’une femme d’humble naissance, peut-être même une esclave. L’ascension sociale de la famille othonienne ne commença réellement qu’avec le grand-père du futur empereur. Celui-ci, qui s’appelait également Marcus Salvius Otho, devint Sénateur grâce à la faveur de Livie (l’épouse d’Auguste). Cependant, même s’il fit un beau mariage qui lui fournit de fort utiles appuis dans la maison des Césars, sa carrière politique, son cursus honorum, ne l’éleva pas au-delà du rang de préteur. Son fils Lucius Othon (donc le père de l’empereur Othon) fit mieux : fort aimé de l’empereur Tibère auquel il ressemblait au point que l’on eût pu le prendre pour son fils, il fut désigné comme consul pour l’année 33 ap. J.-C., succédant dans cette fonction, ô ironie de l’histoire, à Galba, cet homme que, bien plus tard, son fils évincera du trône impérial. Papa Othon poursuivit sa brillante carrière administrative et militaire sous les règnes de Caligula et de Claude. Celui-ci l’honora d’ailleurs d’une manière fort spectaculaire : pour remercier Othon Senior d’avoir déjoué un complot qui visait à l’assassiner, l’empereur fit ériger une statue à son effigie au Palatin, ce qui était, paraît-il un honneur fort rare. À cette occasion, ce bafouilleur de Claude se serait même fendu d’une déclaration solennelle en affirmant coram populo que le mérite de cet homme était tel qu’il n’osait souhaiter que ses enfants fussent meilleurs que lui ! Quant à la mère du futur empereur Othon, on ne sait pas grand-chose d’elle, sinon qu’elle se nommait Albia Terentia et qu’elle était de fort noble extraction.
Dès ses vertes années, Othon se montra indiscipliné, dépensier et arrogant. L’historien Suétone rapporte que, pour dresser cet ombrageux enfant, son père recourut aux grands moyens, ne lésinant ni sur les raclées magistrales, ni même sur les coups de trique, mais que tous les efforts « pédagogiques » de papa Othon n’eurent que peu d’effet sur le caractère indocile de son diable de gamin. Malgré la férule paternelle, toutes les nuits, le jeune Othon quittait la douce quiétude du foyer pour rejoindre ses camarades de jeu, des débauchés de la pire espèce, et s’ébattre de par les rues mal famées de Rome, s’y livrant à mille facéties juvéniles, chahutant la matrone égarée ou le bourgeois en goguette, plaçant un aviné sur une couverture tendue pour le faire voler dans les airs tel un pantin ridicule… Bref, les plaisanteries habituelles d’adolescents en guindaille, mais que les historiens antiques, plus moralisateurs que jamais, considèrent comme autant d’épouvantables méfaits, comme autant de scélératesses annonciatrices des horribles perversions qui rapprochèrent fatalement Othon du cercle vicieux (si j’ose dire) des infâmes familiers du monstrueux Néron.
Pour franchir les derniers obstacles qui le séparaient encore du jeune Prince, Othon aurait eu, selon Suétone, recours à un stratagème peu reluisant. Afin d’être admis dans la « bande à Néron », cet intrigant sans scrupule aurait feint d’être follement épris d’une servante de la maison impériale, une femme bien plus âgée que lui, un genre de vieille peau presque décrépite… Évidemment, il ne faut pas accorder trop de crédit à cette anecdote triviale : fils d’un vieux et fidèle serviteur de la maison impériale, Othon n’avait nul besoin de devenir le gigolo d’une soubrette sur le retour pour être admis à la cour et fréquenter l’héritier du trône ! C’est donc sans doute tout naturellement, parce qu’il était issu d’une famille respectable, dévouée au service de l’État, qu’Othon devint un des meilleurs amis de Néron, voire le plus proche, au point que certaines mauvaises langues évoquèrent des relations homosexuelles entre les deux jeunes gens… On ne prête qu’aux riches ! Cependant, qu’il fût amant de Néron ou non, l’influence de ce patricien, fantaisiste et spirituel, sur le jeune César, craintif et renfermé, fut considérable. Mais Othon fut-il pour autant celui qui « pervertit Néron dès son adolescence », ainsi que le sous-entendent les moralistes antiques ? Je ne sais… En tout cas, il aida certainement Néron à « briser sa coquille », à se libérer, d’abord psychologiquement puis physiquement, d’un entourage familial oppressant au plus haut degré. Ce fut Othon qui fit apprécier au jeune empereur, gros garçon coincé dans sa barbe rousse, ces banquets artistiques, luxueux et raffinés ; ce fut lui qui fit connaître au « prince impérial » la vie nocturne de Rome, le petit peuple bruyant, bruissant, de Subure ou du Trastévère, tout un monde grouillant de vie, totalement différent de l’univers sénile des vieillards amidonnés du Palatin ; et surtout, ce fut Othon qui montra à Néron qu’il y existait sur terre bien d’autres femmes, bien plus avenantes, bien plus distrayantes et diantrement moins ennuyeuses que sa mère Agrippine, si possessive et si autoritaire, et que son épouse en titre, la terne Octavie, si pâlotte et si falote.
Poppée, par exemple !
Pourtant, nous ne savons pas précisément quels rapports existaient entre Othon et la future impératrice avant que la belle ne glissât sa peau de satin, quotidiennement ablutionnée de lait d’ânesse, entre les draps de soie de la couche de Néron.
Faut-il croire que l’empereur, follement épris d’une Poppée alors toute jeune veuve, confia la dame de ses pensées à son meilleur ami afin qu’il l’accueille dans sa maison, qu’il l’épouse, mais tout en ménageant ses charmes et sa vertu, et qu’il la lui rétrocède sans rouscailler quand lui-même se serait enfin débarrassé de sa mère Agrippine et de son épouse Octavie ?
Serait-il vrai qu’Othon s’amouracha de Poppée à son tour ? qu’il se fit tirer l’oreille pour rendre à César ce qui lui était dû et qu’ayant enfin cédé sa belle épouse à Néron, Othon fut expédié comme un malpropre gouverner la lointaine Lusitanie (Portugal actuel), autant pour le punir de sa mauvaise volonté que pour préserver l’impérial front des fort jolies cornes qu’il aurait pu y planter ?
Ou alors serait-ce un Othon tout fiérot d’avoir épousé une telle beauté qui aurait présenté Poppée à son bon copain Néron, et que, patatras ! celui-ci en serait tombé amoureux fou et aurait exigé la rupture du mariage afin de garder la belle pour lui ? Othon ne se serait-il exécuté qu’en regimbant, et Néron lui aurait-il gardé rancune de sa mauvaise volonté ?
Ou enfin, Othon, entremetteur de la pire espèce ou proxénète doré sur tranche, aurait-il littéralement vendu sa douce moitié à Néron, et puis aurait-il été exilé au bout du monde, soit parce qu’il voulait tirer trop d’avantages de ceux de son ex-femme, soit parce qu’il prétendait encore être l’usufruitier des charmes qu’il avait vendus ?
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Impossible de savoir ce qui se passa réellement. Mais ce qui est certain, c’est que dès que le mariage entre Poppée et Néron fut conclu (59 ap. J.-C.), le bon Othon dut faire ses bagages, prendre ses cliques et ses claques, et s’en aller au bout du monde administrer la sauvage Lusitanie. En outre, n’ayant été envoyé sur les bords du Tage qu’avec le rang de questeur, le plus humble des titres requis pour la fonction, Othon demeura là-bas jusqu’à la mort de Néron (68 ap. J.-C.), sans être autorisé à mettre les pieds à Rome… Convenons que tout ceci ressemble diablement à un éloignement forcé !
Othon fut, paraît-il, un excellent gouverneur. Tacite, qui note que Néron l’expédia en Lusitanie « sous prétexte de gouverner cette province » (Histoires, I, 13), comme si ce poste n’avait été en réalité qu’une disgrâce camouflée, est néanmoins forcé de reconnaître qu' »Othon administra sa province avec bonté », ce qui constitue une appréciation fort flatteuse quand on connaît la fâcheuse et trop commune propension des représentants de Rome à saigner à blanc leurs contribuables ! Suétone confirme ce jugement élogieux : « Il administra sa province pendant dix ans en qualité de questeur, avec une modération et un désintéressement remarquables » (Vie d’Othon, III). Cette compétence n’est guère étonnante : l’administration, il était, en quelque sorte, tombé dedans quand il était petit ! Issu d’une famille de « grands commis de l’État », à force d’entendre son père et son grand-père rabâcher leurs exploits d’éminents fonctionnaires, Othon connaissait probablement tout ce qu’il devait savoir sur la question sans avoir jamais rien appris ! En outre, débauché notoire, grand manipulateur d’hommes et de femmes devant l’Éternel, il ne pouvait qu’être un fin connaisseur de l’âme humaine, de ses gros défauts et de ses petites faiblesses. Comme bien après lui le bon roi Henry IV, Il savait parfaitement, le bougre, qu’on attire plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec un muid de vinaigre ! Atavisme et « béhaviorisme » se conjuguèrent donc pour faire d’Othon un administrateur à la fois rigoureux et aimé de ses administrés.
À la fin de l’année 67 ap. J.-C., Caius Julius Vindex, gouverneur d’une des provinces gauloises, leva l’étendard de la révolte contre Néron, puis tenta de convaincre ses collègues des régions voisines de s’associer à lui. Le voisin d’Othon, le vieux Sulpicius Galba qui administrait l’Espagne depuis de nombreuses années, fut lui aussi sollicité par des émissaires de Vindex. Galba, issu d’une très noble et très ancienne famille romaine, alliée de longue date à celle des Césars, était, en fait, le deuxième personnage de l’État. Lui seul pouvait donner une couleur de légitimité à la révolte de Vindex. Le vieil homme hésita un moment avant de se résoudre à accepter de se mettre à la tête de la coalition anti-néronienne en prenant le titre de « Lieutenant du Sénat et du peuple romain ». (Printemps 68).
Othon fut parmi les premiers à embrasser la cause de Galba. Pourquoi cela ? Effet d’une vengeance bien recuite tout au long de dix années d’un exil au bout du monde civilisé ? Pure ambition personnelle ? Ou, comme le prétendent les historiens antiques, afin de se conformer à des divagations d’astrologues qui lui avaient prédit qu’il survivrait à Néron et qu’il lui succéderait peut-être ?
En réalité, l’explication est sans doute beaucoup plus simple. Si Othon se rallia si promptement au parti de Galba, c’est parce qu’il n’avait pas d’autre choix, parce que c’était seul moyen de sauver sa peau. Car c’est qu’il se trouvait dans une position très délicate, le bon gouverneur de Lusitanie ! Tout d’abord, quoi qu’il fasse, qu’il le trahisse ou non, Néron le présumerait automatiquement coupable, et le traiterait comme tel. Quelles qu’aient été ses relations avec feue l’Augusta Poppée, Othon, ancien mari-amant-soupirant évincé, faisait trop évidemment figure de conspirateur en puissance pour être épargné. La plus évasive ou la plus invérifiable dénonciation lui serait fatale ! De plus, Galba occupant l’Espagne et contrôlant ses routes et ses ports, Othon, isolé aux confins de la Péninsule ibérique, ne pouvait plus communiquer avec Rome, se justifier, ou attendre des instructions. N’ayant aucun secours à attendre du pouvoir central ni aucun moyen de s’opposer à l’usurpateur, mieux valait donc se rallier à la cause anti-néronienne… et sans faire semblant ni lésiner sur les moyens !
Toutefois, Othon pouvait espérer retirer de grands avantages de cette situation qui lui laissait si peu de marges de manœuvre : Galba, dont le coup d’état avait une certaine couleur de légitimité, était vieux comme Saturne, et il n’avait pas d’enfants. Après lui, le pouvoir écherrait au mieux placé, ou au plus méritant, ou au plus généreux de ses amis… Et, même, qui sait (l’adoption n’était pas faite pour les chiens !), Othon pouvait même rêver de devenir très officiellement l’héritier et le successeur de ce vieillard un peu gaga, mais richissime !
C’est ainsi que l’ancien ami de Néron, se voyant contraint de surmonter son indolence naturelle afin de sauver sa peau et, éventuellement, s’élever au sommet de l' »échelle sociale », fit fondre sa plus belle vaisselle pour alimenter le trésor de guerre des anti-néroniens. Puis, apportant avec lui de l’or et des hommes, il rejoignit en Espagne ce vieux gouverneur qui prétendait éjecter l’empereur-artiste de son trône. Il ne le quitta plus jusqu’à Rome, Oreste désinvolte d’un Pylade blanchi sous le harnais, le soutenant constamment, et partageant toutes les vicissitudes de sa dangereuse ascension vers le pouvoir suprême.
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Car ce n’était pas du « tout cuit » ! Même si le régime néronien chancelait, il était encore bien loin d’être à terre. Pendant que Galba renforçait sa position en Espagne, Julius Vindex, ce gallo-romain qui, le premier, avait osé émettre des doutes quant à la verve poétique et quant au génie politique de Néron, avait été contraint au suicide après que son armée se fut fait écraser à Besançon par les légions de Haute-Germanie, commandées par leur préfet Verginius (vers le 15 mai 68). Heureusement, ce Verginius n’était un chaud partisan ni de Néron ni de Vindex, n’ayant combattu ce dernier que parce qu’il le considérait comme un sécessionniste gaulois. Le général vainqueur ne marcha donc pas contre Galba et ramena ses soldats dans leurs casernements sur le Rhin, attendant de voir qui, de l’histrion couronné de Rome ou du vieillard gâteux d’Espagne, finirait par l’emporter.
Le sort de Néron se joua à Rome. Le préfet de prétoire Nymphidius Sabinus, qui était depuis longtemps acquis à la cause de Galba, s’ingénia à saper le moral de l’empereur par une accumulation de mauvaises nouvelles, le plus souvent inventées de toutes pièces. Au bout de quelques semaines de ce harcèlement psychologue intensif, Néron, bien découragé, brisé, dégoûté de la vie et des hommes, se résigna à effectuer un court séjour à la campagne, histoire de se ressourcer à l’écart du tumulte d’une ville que son ineffable conseiller lui affirmait désormais peu sûre. Naturellement, à peine l’empereur eut-il tourné les talons que Nymphidius se précipitait au camp des Prétoriens pour leur offrir une somme pharamineuse en échange d’un serment d’allégeance à l’usurpateur d’Espagne. Ces vénaux soldats acceptèrent. Le Sénat leur emboîta le pas, reconnut Galba comme empereur, et condamna Néron à mort (9 juin 68). Un jour plus tard, l’empereur-artiste se suicidait à grand-peine. « Quel artiste périssait avec lui ! »…
Acclamé par les Prétoriens, plébiscité par le Sénat, Galba prit désormais le nom de César et quitta l’Espagne avec les légions qu’il y avait levées, Othon ne lâchant pas d’une semelle le vieil homme auquel, in petto, il espérait succéder.
Accession au pouvoir
Galba ne se pressa guère d’effectuer sa « joyeuse entrée » dans sa capitale ! Son voyage d’Espagne en Italie – un trajet qui n’avait pourtant rien du périple d’Ulysse ! – lui prit quatre longs mois. Parti de la « Costa Brava » au début de l’été, il n’arriva aux portes de la Ville qu’au milieu du mois d’octobre 68. Ensuite, très mal conseillé, faible, influençable, d’une avarice sénile, le successeur de Néron allait passer tout le temps de son court règne à accumuler les gaffes.
Après s’être brouillé avec tous ses partisans sans être parvenu à se concilier ses adversaires, Galba se mit à dos les dangereux Prétoriens en refusant catégoriquement de leur payer la prime qui leur avait été promise pour prix de leur loyauté. « J’ai coutume d’enrôler mes soldats, non de les acheter ! » leur déclara-t-il hautainement, s’aliénant ainsi définitivement ces « grands électeurs » de l’Empire romain ! Dorénavant, ceux-ci étaient prêts à confier la couronne impériale au premier venu, pourvu qu’il se montrât plus généreux que le vieux pingre qui siégeait au Palatin. Ce qui n’était pas difficile…
Et pendant que ce ladre d’empereur s’ingéniait à faire grincer les dents, à crisper les nerfs des soldats, Othon, de son côté, n’en finissait plus de gagner leur faveur. Il avait déjà commencé ses grandes manœuvres de séduction pendant la longue et lente marche de Galba vers Rome, quand, malgré sa solide réputation de débauché un tantinet efféminé, il avait tenu à partager les souffrances des légionnaires. Afin d’être reconnu par la troupe comme le principal lieutenant – fort prévenant – d’un commandant en chef plutôt du genre austère, il avait été aux petits soins pour ces soldats, saluant les vétérans comme de vieux copains, s’informant de la petite famille des uns, aidant financièrement d’autres, non sans épingler au passage l’avarice de l’Imperator. Ensuite, enfin arrivé dans la capitale, ce fut aux féroces et cupides Prétoriens qu’Othon distribua piécettes et risettes, se présentant ainsi à eux comme une plaisante alternative à l’avaricieux vieillard qu’ils avaient inconsidérément porté au pouvoir.
En courtisant ainsi les soldats, l’ancien ami de Néron manigançait-il déjà le renversement de Galba ? C’est ce qu’affirme Tacite, mais ce n’est pas si sûr. Pourquoi diable aurait-il comploté contre un vieil homme dont il était le successeur sinon désigné, du moins le plus probable ? Toute conspiration risquait d’être plus dangereuse qu’utile ! À mon avis, Othon plaçait seulement ses pièces, il mettait quelques atouts dans son jeu pour les utiliser quand le moment serait venu, c’est-à-dire quand Galba aurait, d’une manière ou d’une autre, disparu de la circulation. Car Othon n’ignorait pas que le Sénat se ferait tirer l’oreille pour reconnaître comme empereur un ancien favori de Néron. Et pour « convaincre » ces Pères conscrits plus que réticents, la collaboration de l’armée ne serait certes pas inutile…
Les événements se précipitèrent au début du mois de janvier 69, quand parvint à Rome une fort inquiétante nouvelle : les soldats de l’armée de Germanie, s’estimant mal récompensés de leur victoire contre les séparatistes (ou du moins ceux qu’ils considéraient comme tels) de Vindex, refusèrent désormais de reconnaître comme imperator ce rapiat de Galba. Cependant, ils laissaient encore au Sénat et au peuple de Rome le soin de désigner un empereur plus à leur goût.
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Une fois de plus, Galba réagit de façon inappropriée. Il pensa – et cela, c’était plutôt bien vu – que son pouvoir serait mieux assuré s’il désignait d’ors et déjà comme successeur et héritier un homme plus jeune et plus avenant que lui. Mais – et c’est cette erreur qui lui fut fatale – au lieu de désigner notre Othon, qui n’attendait que cela et que tous (et surtout les dangereux Prétoriens) considéraient déjà comme son héritier naturel, il adopta un certain Pison (de son nom latin complet Lucius Calpurnius Piso Frugi Licinianus), un fils à papa, de belle apparence et de très noble extraction, mais parfaitement inconnu de l’armée et du peuple.
Dire qu’Othon trouva la plaisanterie saumâtre serait encore un euphémisme ! De colère, d’humiliation et de désespoir, il en devint rouge, comme une tomate, Othon !
Il faut dire aussi que l’ingratitude de Galba dépassait les bornes : qui sinon Othon avait été son premier et plus ferme soutien lors de sa marche vers le pouvoir ? Jamais il ne l’avait abandonné, même aux heures les plus sombres, quand Vindex avait été écrasé et que les Néroniens relevaient la tête ! Il avait tout sacrifié à la cause du vieux gouverneur, sa fortune, sa plus belle vaisselle, et sa prometteuse carrière administrative ! Pour lui, il s’était couvert de dettes ! À cause de lui et de sa fichue ambition sénile, d’innombrables créanciers aboyaient à ses chausses, pires que chiens à la curée ! Othon était à ce point aux abois que ce statut tant escompté d’héritier et successeur de Galba, avec, à la clef, la mainmise sur le trésor public ainsi que sur l’immense fortune personnelle du vieillard, c’était vraiment son seul et ultime espoir d’échapper à la ruine et au déshonneur. Et voilà que, sur un coup de tête, ce vieillard gâteux et influençable le frustrait de toutes ses espérances légitimes ! De plus, Othon ne pouvait pas non plus perdre de vue que, même s’il avait la chance d’échapper à des créanciers hargneux, son espérance de vie ne s’en trouverait sans doute pas allongée de beaucoup. Il n’entrait en effet pas dans les habitudes successorales des empereurs romains de laisser faire de vieux os à leurs rivaux potentiels, surtout s’ils étaient aussi aimés du peuple et estimés de l’armée que l’ancien ami intime de Néron. Finalement, tout considéré, tout pesé, tout rabattu, s’il voulait sauver sa vie et son honneur, Othon n’avait d’autre choix qu’accéder au trône impérial en passant sur les corps de Galba et de son Pison de successeur putatif. Or, ça tombait bien ! Othon venait précisément d’extorquer un million de sesterces à un esclave de l’empereur désireux d’obtenir une place d’intendant. Ce pactole, en définitive soutiré au vieux pingre couronné lui-même, servirait donc à financer la conspiration visant à l’abattre. Comme quoi il y avait une justice !
Grâce à cet argent frais, Othon s’acheta la loyauté d’une poignée de Prétoriens et ensuite, afin de paraître au-dessus de tout soupçon, il fit tout un temps comme si de rien n’était. Il feignit même de se résigner à la désignation de Pison, assistant sans broncher aux cérémonies, séance plénière du Sénat et acclamation sur le front des troupes, qui consacrèrent l’adoption et l’investiture de ce rival détesté. Puis, la méfiance de Galba endormie, il passa à l’action. Le jour fixé (15 janvier 69), Othon alla, comme de coutume, présenter ses hommages au vieil empereur, mais, après qu’il eût posé trois grosses bises sur les joues flasques du princeps, un de ses serviteurs vint l’avertir que son architecte personnel l’attendait. « Excuse-moi, ô César, dit alors Othon, mais j’ai acheté un petit pavillon dans la banlieue romaine, et j’ai demandé l’avis d’un expert pour retaper cette bicoque ! Je me vois donc dans l’obligation de solliciter de ta part la permission de priver quelques heures mes pauvres yeux de ta lumineuse et divine présence afin de m’atteler à des besognes vulgaires, mais nécessaires ». « Va donc, mon bon Othon, et tâche de ne pas égaler ton ancien copain Néron dans ses folies architecturales. Tu sais ce qu’il lui en a coûté ! » répondit Galba, non sans ironie.
Il était bien question de bâtisse ! En fait d’architecte, c’étaient ses partisans qui attendaient Othon sur le Forum. Ils enfournèrent leur chef dans une litière et se mirent en marche vers le camp des Prétoriens. Les conjurés étaient encore peu nombreux, guère plus d’une vingtaine, mais pendant qu’ils cheminaient, et bien que le prétendant au trône fît l’impossible pour ne pas être reconnu, une foule considérable et enthousiaste se joignit au cortège. Othon arriva sans encombre à la caserne des Prétoriens et y fut accueilli comme le sauveur de l’État en personne tant les soldats en avaient marre des lésines de Galba. Plébiscité empereur, Othon ne manqua pas de caresser ses « électeurs » dans le sens de leurs plumes de rapaces : « Je vous donne tout ce que j’ai ! leur promit avec un bel aplomb cet homme perdu de dettes. Quant à moi, je me contenterai du peu que vous daignerez me laisser. Je suis d’ailleurs si peu exigeant de nature que si vous m’offrez seulement les têtes de Galba et de Pison, je serai déjà satisfait au-delà de toutes mes espérances et comblé au-delà de tous mes désirs ! ». À ces mots, les Prétoriens ne se sentirent plus de zèle ; ils fourbirent leurs armes, sortirent de leur camp et pénétrèrent dans la Ville afin d’asseoir définitivement le pouvoir de leur prétendant en exterminant, en vrac, ses rivaux, adversaires et ennemis.
Pendant ce temps, bien qu’il fût informé de la tentative de putsch d’Othon, Galba hésitait sur l’attitude à adopter : fallait-il sortir du palais, ameuter la foule, mobiliser ses partisans et courir sus à l’usurpateur, ou bien rester douillettement au palais, à attendre la suite des événements. C’est alors qu’un soldat se présenta au vieil empereur, exhibant son glaive maculé de sang, celui d’Othon, prétendait-il. « Qui t’a ordonné de le tuer ? », le questionna rudement Galba. « Ma fidélité au serment que je t’ai prêté, ô César ! », répondit laconiquement le soldat. Naturellement, c’était un piège… et le vieil empereur y tomba lamentablement ! Estimant qu’il n’avait plus rien à craindre, il demanda qu’on le mène au Forum afin de se montrer à son bon peuple. À peine y fut-il arrivé que des cavaliers d’Othon surgirent, bousculèrent son escorte, renversèrent sa litière et le lardèrent de coups de glaives. Quelques heures plus tard, Pison, son successeur désigné, était exécuté devant le portique du temple de Vesta où il s’était réfugié. Le soir même, le Sénat, épouvanté par les gardes prétoriens, reconnaissait le pouvoir d’Othon. Celui-ci était désormais le seul maître de Rome.
Règne et mort d’Othon
Othon ne régna guère que trois mois (du 15 janvier au 15 avril 69). Douze petites semaines, c’est vraiment un peu peu pour juger de ses capacités à gouverner ! De plus, quasiment dès son avènement, il lui fallut consacrer tous ses efforts à la lutte contre un nouveau prétendant au trône impérial. En effet, les légions de Germanie s’étaient tellement lassées de la pingrerie du vieux Galba qu’elles n’avaient pas attendu le coup de force d’Othon pour renier cet Harpagon couronné. Les soldats romains des bords du Rhin venaient de bombarder empereur Aulus Vitellius, un gros homme jusque-là plus illustre par son incommensurable goinfrerie et par son goût prononcé pour les débauches grossières et variées que pour son aptitude à gouverner ou commander des armées. Mais si l’apathie du gros prétendant était proverbiale, la combativité des soldats de l’armée de Germanie l’était tout autant : leurs légions, donc à peu près la totalité des forces armées du Nord de l’Empire, n’avaient pas daigné attendre la belle saison pour se mettre en route vers le Sud afin de déboulonner Othon de son trône et d’y installer leur cher Vitellius. Malgré la neige et le froid, malgré les dangers de la traversée des Alpes en plein hiver, elles fonçaient sur l’Italie, à marches forcées, balayant tous ceux qui prétendaient leur résister…
Othon se trouvait dans une situation très précaire. D’une part, il devait faire face à un rival dangereux, et d’autre part, il était en butte à l’hostilité d’un Sénat qui n’avait que médiocrement apprécié l’assassinat de leur cher vieux Galba qui les aimait tant. Il ne pouvait guère compter que sur les soldats de la garde prétorienne qui l’avaient porté au pouvoir. Il s’employa donc à consolider cette dangereuse alliance en ne ménageant ni les flatteries ni les pécunes.
Il réhabilita aussi la mémoire de Néron, voulant sans doute ainsi s’assurer le soutien d’une plèbe tétanisée par la perspective d’une guerre civile sanglante. D’après ce qu’écrit Suétone : « La populace l’appela Néron, et, lui, il ne fit rien pour s’y opposer ». Certains historiens antiques prétendent même que, dans ses premiers actes ainsi que dans ses lettres aux gouverneurs des provinces, notre Othon aurait ajouté le nom de Néron aux siens. Cela reste assez peu vraisemblable. Ce dont nous sommes (à peu près) sûrs, c’est qu’il fit relever les statues à l’effigie de son ancien ami, l’empereur-artiste, ainsi que celles de son ex-épouse adorée ou amante chérie, l’Augusta Poppée. Un geste fort sympathique. Chapeau ! pas rancunier pour un sou, le bougre !
Toujours selon Suétone (Vie d’Othon, VII) : « Le premier usage qu’il (= Othon) fit de sa puissance fut de décréter l’emploi de cinquante millions de sesterces pour achever la Maison dorée ». Cependant, même si, pour obtenir le soutien du peuple dans sa lutte contre le Sénat et les Prétoriens, Othon envisagea peut-être de recueillir l’héritage néronien, on voit mal comment il lui aurait été possible de renouer avec une politique « de prestige » qui avait complètement asséché les finances de l’État alors qu’une inexpiable guerre civile était déclarée.
En revanche, cela ne lui coûtait rien de rétablir dans ses fonctions Flavius Sabinus, qui avait été préfet de la ville de Rome sous Néron et que Galba avait destitué dès qu’il avait accédé au pouvoir. On ne se sait trop si cet homme, que les historiens antiques nous présentent plutôt comme un mollasson et un flemmard de la pire espèce, était particulièrement populaire parmi la plèbe, mais sa nomination, qui rappelait le « bon vieux temps », avait probablement quelque chose de rassurant. En outre – et, aux yeux d’Othon, c’était certainement un facteur non négligeable – ce Flavius se trouvait être le frère bien-aimé du général Vespasien (le futur empereur) pour l’heure occupé de régler leur compte aux Juifs révoltés. La désignation de son frérot comme premier fonctionnaire de la Ville donnait donc des gages à un militaire respecté qui pouvait se muer, s’il prenait la mouche, en un dangereux rival pour l’empereur. Avec Vitellius, usurpateur soutenu par les légions de Germanie, Othon était déjà confronté à un péril gravissime, et il n’avait aucune envie de voir un autre rival, disposant également d’une armée puissante, s’élever contre lui à l’autre bout de l’Empire. Alors, si un simple « coup de piston » pouvait suffire à préserver Vespasien d’une périlleuse atteinte de folie des grandeurs, cela aurait été vraiment par trop bête de s’en priver !
Toujours guignant cette popularité indispensable à son pouvoir, Othon condamna à mort le sinistre Tigellin que le vieux Galba avait fort mystérieusement épargné (voir ici : Clic !). C’était là une mesure qui réjouissait tout un chacun : les anti-néroniens – cet infâme personnage ayant été l’âme damnée, l’exécuteur des basses œuvres de l’histrion couronné – aussi bien que les nostalgiques du règne de Néron qui estimaient que ce tortionnaire sadique aurait dû être mis en croix depuis belle lurette, lui qui avait toujours outrepassé les ordres afin de satisfaire ses instincts pervers et qui avait fini par trahir abominablement le maître auquel il devait tout. Afin d’appréhender ce détestable personnage et de l’amener pieds et poings liés à Rome où il devrait répondre de ses noires actions. Othon envoya un détachement à Sinuessa, une station thermale proche de Naples où Tigellin prenait voluptueusement les eaux. Bien qu’il gardât des bateaux prêts à appareiller pour s’éclipser en cas de danger pressant, l’ancien Préfet du prétoire de Néron fut pris au piège. Comme un rat ! Il tenta cependant de soudoyer les soldats d’Othon afin qu’ils lui laissent le temps de prendre le large, mais ceux-ci refusèrent. Il les implora alors de lui laisser au moins le plaisir de prendre son dernier bain, ne serait-ce que pour éviter d’incommoder par de désagréables remugles le divin César devant lequel il devrait comparaître. Les gardes consentirent à cette pause hygiénique et Tigellin en profita pour mettre fin à ses jours.
Selon Tacite (Histoires, I, 72), ce dégoûtant personnage atteignit au comble du mauvais goût en transformant le noble cérémonial du suicide patricien en une foire libidineuse : « Il chercha dans les complaisances de ses concubines et dans leurs baisers de lâches délais, puis se coupa la gorge avec un rasoir, achevant de souiller une vie infâme par une mort tardive et déshonorante ». Nous sommes ici à mille lieues du suicide philosophique de Sénèque ou de celui, plus « artistique » de Pétrone… mais peut-être Tacite dramatise-t-il un fifrelin les dernières heures de Tigellin.
Bien que l’antagonisme entre Othon et le Sénat fût quasi irrémédiable, le nouvel empereur évita néanmoins de froisser les Pères conscrits en ne remettant pas en cause les juteuses nominations que nombre d’entre eux avaient extorquées aux feus empereurs Néron et Galba. Cette politique d’apaisement à l’égard du Sénat faillit cependant être compromise par un incident qui aurait fort bien pu tourner au bain de sang. Cette affaire est un peu ténébreuse, mais voici ce qui semble s’être passé :
Toujours soupçonneux à l’égard du Sénat qu’ils savaient hostile à leur empereur, les Prétoriens s’alarmèrent quand ils s’aperçurent que des individus armés, mais qui n’étaient pas des soldats, s’apprêtaient à pénétrer dans Rome. « Il ne peut s’agir que de mercenaires ! s’exclamèrent-ils aussitôt. Ce sont certainement des hommes de main du Sénat, des sicaires armés par ces maudits aristos afin de détrôner notre cher Othon, de le jeter au bas de son trône et de le tuer ignominieusement ! Aux armes camarades ! Nous n’allons pas laisser notre César aux mains de ces brutes ! Tous au palais, soldats ! Là, nous ferons de nos corps un rempart et, fidèles à notre serment, nous défendrons notre chef et, au péril de nos vies, le libérerons de tous ses ennemis ! ».
Les Prétoriens, armés jusqu’aux dents, quittèrent donc leur caserne, entrèrent dans la Ville et prirent littéralement le palais d’assaut, non sans égorger au passage quelques-uns de leurs camarades qui, pour leur malheur, y étaient de garde ce jour-là. Toujours écumants de fureur, avides d’en découdre avec un ennemi toujours invisible, ils firent irruption dans les appartements privés de l’empereur… et le trouvèrent en train de dîner paisiblement avec quelques Sénateurs qu’il tentait de gagner à sa cause ! Le délicat empereur crut bien que sa dernière heure avait sonné, tandis que ses convives, tout aussi épouvantés, s’égaillaient comme poules dans une basse-cour attaquée par le renard.
Et l’empereur, et ses proches, et le Préfet du Prétoire eurent toutes les peines du monde à calmer les soldats déchaînés ; à leur expliquer patiemment que ces individus patibulaires qui s’apprêtaient à pénétrer dans la Ville n’étaient pas, mais alors là pas du tout, des ennemis de leur cher Imperator ! Il s’agissait tout bêtement de braves citoyens romains originaires d’Ostie, des braves gens, des amis, des gens sûrs qu’Othon lui-même avait réquisitionné pour assurer la sécurité des rues de Rome pendant que lui et ses soldats, ses braves Prétoriens chéris, se trouveraient en Italie du Nord, occupés à repousser les hordes germaniques de l’usurpateur Vitellius. Il n’y avait donc rien à craindre : la concorde civile régnait à Rome ! Les glaives devaient être rentrés au fourreau, et chacun se devait de rentrer dans sa chacunière !
othon
Moyennant un dédommagement substantiel, les Prétoriens finirent par se calmer et rentrèrent dans leurs casernements… Le carnage avait été évité de justesse, mais l’incident démontrait clairement que, malgré les efforts de conciliation d’Othon, l’irréductible méfiance qui empuantissait les relations entre l’armée et le Sénat pouvait, à tout moment, dégénérer en une sanglante tragédie.
Cependant, qu’Othon se voulût, à l’instar d’Auguste, réconciliateur de l’armée, du Sénat et du peuple romain ou bien continuateur de l’œuvre néronienne, les préparatifs et le déroulement de la guerre civile ne lui laissèrent pas le temps de développer aucune de ces politiques. Après avoir passé deux mois à tenter de remettre un semblant d’ordre à Rome, le successeur de Galba quittait la Ville à la tête de ses troupes et se dirigeait vers le Nord de l’Italie afin d’en déloger les armées de Vitellius qui venaient d’apparaître dans la plaine du Pô. (14 mars 69).
Pourtant Othon avait, paraît-il, une sainte horreur des guerres civiles. Suétone prétend d’ailleurs qu’il n’avait rejoint la conspiration de Galba que parce qu’il estimait que l’éviction de Néron pourrait s’accomplir sans effusion de sang romain. Il avait donc d’abord tenté de s’entendre avec Vitellius. Des émissaires avaient été envoyés au prétendant des légions germaniques pour lui proposer un partage du pouvoir et une alliance familiale, le frêle Othon devenant le gendre du gros Vitellius. Mais ces pourparlers n’avaient pu aboutir. Outre le fait, qu’à mon avis, ils n’étaient sans doute destinés qu’à gagner du temps, la pression des soldats « vitelliens » était trop forte : ceux-ci n’auraient jamais admis d’être à nouveau frustrés des récompenses liées aux investitures impériales. Bientôt, les injures avaient succédé aux paroles mielleuses et, que ce fût au grand dam d’Othon ou non, l’affrontement des deux « Césars » par légions romaines interposées était devenu inéluctable.
Vitellius était plutôt d’un naturel nonchalant, mais, heureusement pour ses fesses, ses deux généraux, Fabius Valens et Aulus Cæcina Alienus, eux, ne manquaient pas d’efficacité. Après avoir rapidement mis au pas les villes et tribus gauloises qui renâclaient à reconnaître leur gros prétendant au trône et s’être ainsi assuré de soutien, volontaire ou non, de tout le Nord de l’Empire romain, du Rhin à l’Espagne en passant par la (Grande-)Bretagne, ils avaient pris la tête de leurs redoutables légions germaniques et leur avaient ordonné de marcher vers le Sud. Deux puissantes colonnes s’étaient aussitôt ébranlées. La première, placée sous le commandement de Cæcina, rejoindrait l’Italie par le chemin le plus court, en suivant le cours du Rhin. Quant à la seconde armée « vitellienne », commandée par Valens, elle remonterait la vallée du Rhône.
Malgré les conditions climatiques – c’était encore l’hiver – la progression de ces deux armées fut fulgurante. Les braves Helvètes, traditionnellement allergiques à l’intrusion d’étrangers dans leurs belles vallées, tentèrent bien de s’opposer à la progression de ces colonnes ravageuses et indisciplinées, mais furent battus à plates coutures, anéantis, exterminés. Dès les premiers jours de mars 69, les légions de Cæcina se trouvaient déjà en Gaule Cisalpine, entre Alpes et Pô, où elles avaient été accueillies à bras ouverts par des soldats qui avaient embrassé la cause de Vitellius dès que la nouvelle de sa désignation leur était parvenue.
Grosso modo, les forces des deux empereurs s’équilibraient. Vitellius disposait personnellement d’environ 30,000 hommes, et chacun de ses deux généraux d’entre 15,000 et 20,000 hommes. Ces légions, très aguerries par des années de guerres sur la frontière la plus exposée de l’Empire, étaient certes redoutables, mais leur approvisionnement n’était pas suffisant. Quant aux troupes d’Othon, elles étaient moins nombreuses, moins affûtées, mais mieux ravitaillées. De plus, elles pouvaient compter sur l’arrivée imminente des légions danubiennes, celles de Mésie, de Pannonie et de Dalmatie, qui avaient pris parti pour l’empereur de Rome et viendraient progressivement gonfler ses effectifs. Si Othon attendait l’arrivée de ces renforts, il pourrait lui aussi compter sur environ 60.000 hommes. Pour triompher de son rival, il lui suffisait de faire preuve de patience, de temporiser. Et c’est ce que ne manqua pas de lui conseiller Suetonius Paulinus, son meilleur général : « Vitellius n’a pas d’armée de réserve et il n’est pas sûr de ses arrières, diagnostiqua-t-il. Il se trouve pris au piège dans un pays ravagé par le passage de sa propre armée. Dépourvu de blé et sans approvisionnement, il lui sera impossible de garder longtemps ses légions en état de combattre. Si la guerre se prolonge jusqu’en été, tu verras le corps de ses soldats se délabrer pire que beurre au soleil, car ils ne supporteront ni la chaleur ni les privations. Au contraire, tes vaillants soldats, ô César, ont tout ce qu’il leur faut, nécessaire comme superflu ! Ils ont tout l’or qu’il faut pour soutenir une longue guerre ainsi que pour soudoyer tes ennemis (car, dans ce genre de conflit, l’argent est bien souvent plus puissant que le fer). Ils sont parfaitement adaptés au climat de l’Italie et à ses chaleurs. Ils ont un grand fleuve, le Pô, comme rempart, et, à l’arrière, des tas de villes puissamment fortifiées, pourvues d’abondantes garnisons. Enfin, last but not least, ô César, non content d’avoir le soutien de Rome, le nombril du monde, celui de son illustre Sénat et de son invincible peuple, tu as aussi avec toi, intactes, presque toutes les armées de ton vaste Empire, toutes celles des Balkans, celles d’Afrique et celles d’Orient ! Alors, de grâce, ô César, ne cède pas à la précipitation… Cette guerre, fais-la durer autant que tu pourras, et dans quelques mois, on n’en parlera plus ; le gros Vitellius se sera dégonflé de lui-même comme l’outre pleine de vent qu’il est…Pschîîît, elle fera cette baudruche ! » (Voir Tacite, Histoires, II, 32 et Plutarque, Vie d’Othon, XII).
Bien sûr, on peut gloser à l’infini, sur les « erreurs stratégiques » d’Othon, mais force est de reconnaître la noblesse de ses intentions ! Comme je l’ai déjà signalé, cet empereur abhorrait la guerre civile. Contraint d’accepter un affrontement fratricide, il jugea préférable de le limiter, autant que possible, dans le temps et l’espace. Il se contenta d’ordonner à sa flotte d’effectuer un mouvement de diversion – d’ailleurs couronné de succès – vers la Narbonnaise, puis, comme il n’avait pu s’opposer à l’avance des armées de Vitellius, il choisit d’affronter immédiatement l’ennemi dans la vallée du Pô, même si ce serait avec des forces insuffisantes. La funeste guerre civile se limiterait ainsi à une seule bataille décisive, la « Mère de toutes les batailles », comme disait jadis le sinistre Saddam.
Sachant qu’Othon désirait avant tout limiter la durée de cette guerre, il est un peu inutile de s’attarder sur son déroulement. Retenons seulement que Cæcina, arrivé le premier dans la vallée du Pô, tenta présomptueusement de forcer seul la décision, mais qu’il se cassa les dents devant les murs de Plaisance. Finalement, les deux armées « vitelliennes », celle de Cæcina, passablement échaudée par la résistance des « othoniens », et celle de Valens, harassée par sa longue marche, effectuèrent leur jonction sur la rive gauche du Pô. Malgré le vœu d’Othon de forcer une décision rapide, en ce début du mois d’avril 69, la situation semblait mûre pour s’enliser.
Aux environs du 10 avril, Othon monta en première ligne pour tenir conseil avec ses généraux. On lui signala que les « Vitelliens » construisaient un pont sur le Pô afin de franchir le fleuve en masse. Après mûre réflexion et après que son général Suetonius Paulinus lui eût une nouvelle fois rappelé tous les avantages d’une temporisation d’autant plus nécessaire que l’activité des pontonniers de Vitellius respirait le guet-apens à plein nez, l’empereur ordonna à son armée de s’avancer jusqu’à Bédriac (auj. Canneto sull’Oglio en Lombardie), une petite bourgade d’où elle pourrait empêcher l’achèvement de l’ouvrage ennemi. Othon désirait se joindre à l’expédition, mais ses généraux le lui déconseillèrent : mieux valait qu’il se retire à Brixellum (auj. Bersello, dans la vallée du Pô), une localité située en peu à l’écart du front, où il ne risquait pas de recevoir des mauvais coups, et d’où il pourrait, éventuellement, repousser des incursions ennemies qui menaceraient l’arrière-garde de son armée.
Othon se rangea à cet avis et partit vers l’arrière, non sans emmener avec lui une force considérable d’infanterie et de cavalerie, affaiblissant d’autant une armée déjà en état d’infériorité numérique par rapport à celle de Vitellius. Quant au gros de ses troupes, il se mit en route, comme prévu, vers Bédriac. C’est à ce moment, pendant que ces légions cheminaient tout au long de la Via Postumia, étirées sur plusieurs kilomètres, avec des soldats un peu troublés par l’absence de leur empereur bien-aimé, exténués par la marche et encombrés de vivres et de bagages, que les soldats de Vitellius attaquèrent. Ce fut un massacre, et la bataille dite « de Bédriac » s’acheva par la défaite totale des « Othoniens ».
Cependant, malgré la cuisante défaite de son armée, Othon était toujours bien vivant et en bonne santé. Il disposait même encore d’assez d’hommes, présents ou à venir, pour continuer longtemps la guerre, d’assez de soldats fidèles jusqu’à la mort, et que la défaite de leurs camarades avait rendu avides de revanche, pour poursuivre la lutte jusqu’aux murailles de Rome, jusqu’aux colonnades du Forum même, s’il le fallait ! Mais l’empereur en avait assez… Résolu au suicide pour en finir avec cette guerre civile qu’il abhorrait, voici (à peu près), les nobles paroles qu’il adressa à ces hommes qu’il savait prêts à mourir pour lui (certains illuminés s’étaient d’ailleurs déjà embrochés sur leur glaive pour lui prouver leur loyauté !) : « Ce serait, dit-il, mettre ma vie à un prix plus haut qu’elle ne le vaut que d’exposer les vôtres plus longtemps. Comment pourrais-je contempler d’un cœur léger l’horrible spectacle des carcasses de tant de valeureux Romains pourrissant sur un sol ensanglanté ? Comment pourrais-je encore supporter de voir tant de jeunes gens, tant de jeunes espérances ravies à la République ? Laissez-moi seulement emporter dans ma tombe l’idée réconfortante que vous seriez morts pour moi, mais, de grâce, survivez-moi ! C’est Vitellius qui a pris l’initiative de cette guerre fratricide, mais c’est à moi que l’on devra d’y avoir mis rapidement fin, après un seul engagement malheureux. Que la postérité me juge sur ce seul acte ! Certes, d’autres conserveront l’Empire plus longtemps que moi, mais nul ne le quittera avec plus de courage. Mais trêve de bavardages ! Parler longuement de sa fin, c’est déjà de la couardise. Retenez simplement ceci : moi, de mon côté, je n’en veux à personne car toute idée de vengeance, à l’encontre des dieux ou des hommes, c’est encore le fait d’un homme attaché à la vie » (Voir Tacite, Histoires, II, 47 et Plutarque, Vie d’Othon, XXII).
Malgré les apparences, il n’avait vraiment plus la pêche, Othon (si je puis me permettre ce très contestable jeu de mot « culinaire ») !
Ayant donc décidé de mourir noblement afin d’éviter que l’État ne subisse plus longtemps les affres de la discorde civile, Othon « exhorta son frère, le fils de son frère et chacun de ses amis à prendre le parti qui leur semblerait le plus convenable. Ensuite, il les serra contre son cœur, les embrassa, et enfin, il les renvoya tous. Puis, se retirant à l’écart, il écrivit deux lettres, l’une à sa sœur pour la consoler, l’autre à Statilia Messalina, la veuve de Néron, qu’il avait voulu épouser. Il lui recommanda le soin de ses funérailles et de sa mémoire. Ensuite il brûla toutes ses lettres afin de ne mettre en danger personne ou d’être à l’origine de motifs d’accusation quelconques, et distribua à ses serviteurs l’argent comptant qu’il avait à sa disposition.(…) Il défendit que l’on fît aucune violence à personne. Son appartement resta ouvert jusqu’au soir, et il reçut tous ceux qui voulurent le visiter. » (Suétone, Douze Césars, Vie d’Othon, IX à XI).
« Ensuite, il prit son glaive à deux mains, et, pressant la pointe contre son estomac, il se laissa tomber dessus, sans manifester sa douleur autrement que par un soupir, ce par quoi les soldats qui étaient dehors ne purent plus ignorer qu’il s’était donné la mort. Tous ses serviteurs se mirent aussitôt à crier, et bientôt, tout le camp et toute la ville retentirent de pleurs. Les soldats aussi, accourus à grand bruit à la porte de sa demeure, se prirent à pleurer à chaudes larmes, se disant entre eux qu’ils n’étaient que des lâches pour avoir si mal protégé leur empereur contre lui-même et n’avoir pas pu empêcher qu’il se tuât pour eux. C’est ainsi qu’il n’y en eut pas un seul qui s’éloignât de son corps, bien que l’ennemi se rapprochât dangereusement. Au contraire, ils l’enveloppèrent pieusement dans un linceul, construisirent un bûcher, et le conduisirent avec tous les honneurs militaires jusqu’au lieu de son incinération, les plus heureux étant ceux des soldats qui portaient le lit funéraire. D’autres soldats s’approchaient à genoux pour baiser qui sa plaie, qui ses mains ; d’autres encore, qui ne pouvaient s’approcher, le saluaient dévotieusement de loin. D’autres enfin se tuèrent devant le bûcher dès que l’on y eût mis le feu, et cela sans même n’avoir bénéficié d’aucune faveur particulière de la part de l’empereur décédé, ni sans aucune raison de craindre la vengeance de son vainqueur. Il semble bien que jamais aucun roi ni aucun tyran n’eut une envie de régner comparable au furieux désir de ses soldats d’être commandés par Othon et de lui obéir ! D’autant plus que ce désir ne s’estompa même pas après la mort de cet empereur, mais au contraire demeura si vivace en leurs cœurs qu’ils vouèrent une haine aussi féroce qu’inexpiable à l’encontre de Vitellius » (Plutarque, Vie d’Othon, XXIV – d’après la traduction d’Amyot, Éditions de la Pléiade)
… Et ne croyez pas que cette dévotion des soldats d’Othon envers leur chef est une exagération du bon Plutarque. Que du contraire, il s’agit d’un des faits les mieux établis concernant cet empereur ! Tous les historiens antiques évoquent cette vénération, même Suétone, qui était d’ailleurs bien placé pour l’attester puisque son propre père, Suetonius Laetus, servait dans l’armée d’Othon « en qualité de tribun angusticlave », précise l’historien.
Cela étant, une mort héroïque peut-elle racheter toute une vie de patachon ? La difficulté de répondre à une telle question explique l’embarras de Suétone, Tacite, Plutarque et consorts, ces historiens-moralistes de l’Antiquité qui ne surent jamais très bien par quel bout prendre notre Othon. N’était-il qu’une « grande fofolle » qui n’était arrivé au pouvoir suprême que par le meurtre de son prédécesseur ? Cet avorton dont corps de fillette abritait le cœur viril d’un vieux Romain aurait-il pu, s’il avait vécu, sublimer ses tares et devenir un grand homme d’État, un bon empereur ? Mais, finalement, tout cela n’est d’autre que de l' »histoire-fiction » : libertin ou non, grand homme trop tôt disparu ou non, suicidé par patriotisme ou non, Othon ne régna que trois mois, et Vitellius succédant sans trop de difficultés à cet énigmatique empereur, la cruelle guerre civile, celle-là même que, paraît-il, détestait tant le vaincu de Bédriac, s’en trouva encore prolongée de huit longs mois…