161 – 180
Marc Aurèle
(Marcus Annius Verus puis Marcus Aurelius Antoninus)
Comme Trajan et Hadrien, ses prédécesseurs, Marc Aurèle était issu d’une famille italienne installée en Espagne. Il était vaguement apparenté à Hadrien, et, d’autre part, l’empereur Antonin le Pieux avait épousé sa tante… Ah, les Grandes Familles ! (Voir Tableau généalogique).
Dans sa jeunesse, Marc Aurèle, qui ne s’appelait encore que Marcus Annius Verus (« Annius » du nom de son grand-père qui l’avait recueilli à la mort de son père), se lia d’amitié avec le richissime lettré athénien Hérode Atticus. Il fréquenta également les cours du célèbre rhéteur africain Fronton, qui devint lui aussi son ami. Enfin et surtout, le jeune Marc embrassa la doctrine stoïcienne d’Épictète.
L’empereur Hadrien, qui était donc un peu son parent et un peu son pays, remarqua et se prit d’affection pour ce grand beau jeune Verus, qu’il affubla du surnom révélateur de « Verissimus » (le plus véridique, le plus sincère).
Ceci explique sans doute pourquoi Hadrien à la fin de sa vie, en adoptant Antonin, ordonna à celui-ci d’adopter à son tour notre Marc Aurèle et le petit Lucius, orphelin d’Aelius César, premier successeur désigné d’Hadrien et trop prématurément disparu.
Il était aussi convenu que le petit Lucius (il n’avait que huit ans) épouserait Faustine, la fille d’Antonin, tandis que Marc, lui, convolerait avec la sœur de Lucius, une nommée Fabia Ceiona – j’espère que vous me suivez !
Mais Antonin, sur ce point, ne respecta pas la volonté d’Hadrien
Les âges s’accordant mieux, il donna sa fille Faustine à Marc… Et ce n’était pas un cadeau car, paraît-il, ladite Faustine lui donna à porter des cornes qui auraient fait pâlir d’envie les plus cornus des rennes finlandais ! Au point que certains des amis de Marc, au nom du principe voulant que « la femme de César ne soit pas objet de suspicion ni de scandale », lui conseillèrent un jour de se séparer de sa si peu fidèle légitime. Mais Marc s’y refusa toujours car, objectait-il, en quittant l’ardente Faustine, il faudrait lui rendre sa dot, c’est-à-dire l’Empire !
Marc Aurèle était donc un homme de parole et de fidélité, même si celle-ci était fort mal placée. Il le prouva en respectant littéralement le règlement successoral d’Hadrien, pourtant, comme nous l’avons signalé, déjà mis à mal par le pieux Antonin.
En effet, quand, à la mort dudit Antonin, il accéda enfin au trône (nous sommes en 161 et Marc avait 40 ans) et alors qu’il aurait tout aussi bien pu régner seul,, il partagea le pouvoir avec Lucius Verus, son frère d’adoption. Le fait que ce Lucius fut un être veule, un débauché, un luxurieux, un paresseux et un ivrogne, n’influença en rien la décision de Marc Aurèle.
Comble d’ironie pour un homme en qui la postérité reconnaîtra l’un des plus fins explorateurs de l’âme humaine : sa femme le trompait abominablement, son associé était un répugnant personnage, et, pour couronner le tout, son fils légitime (?) Commode fut un des pires monstres de l’Histoire romaine. Cruel destin posthume !
Autre ironie du sort : la situation de l’Empire contraignit cet empereur-philosophe à passer le plus clair de son temps à guerroyer, casque en tête et épée à la main.
Au début de son règne, il put encore laisser à de brillants généraux, tels Avidius Cassius et Statius Priscus, le soin de repousser puis de vaincre les Parthes du roi Vologèse qui avaient, une fois de plus, envahi les provinces orientales de l’Empire. Pour la bonne forme, il avait également envoyé en Syrie son lamentable frère et associé Lucius Verus afin qu’il y représentât l’autorité impériale. Mais ce débauché notoire, loin de se ruer à l’assaut des places fortes ennemies, se contenta d’écumer les tavernes, d’envahir les bordels et de saccager les maisons de passe d’Antioche.
Malgré cela (ou peut-être grâce à l’éviction de l’incapable « César » Lucius), les armes romaines furent partout victorieuses. Ctésiphon, la capitale ennemie, fut détruite, l’Arménie et la Mésopotamie furent annexées et une paix très avantageuse fut signée… Et le Lucius, comme s’il était l’unique artisan de ces succès, s’en revint triompher à Rome, ramenant dans ses bagages une épidémie de peste qui allait infester tout l’Empire de nombreuses années !
L’Orient pacifié, il fallut intervenir au Nord ! Un premier rush de tribus germaniques, aussi sauvages que nombreuses, menaçait d’engloutir les provinces romaines.
En 167, les Marcomans passent le Danube, envahissent la Norique (Autriche).
L’année suivante, ils sont rejoints par des Quades et des Sarmates. De concert, ils dévastent la Pannonie (Sud de la Hongrie) et atteignent le Nord de l’Italie. Il faut près de cinq ans à Marc Aurèle pour repousser ces hordes au-delà du Danube (173).
Entre-temps (171-172), il avait fallu repousser dans leurs déserts des Maures qui, venant du Maroc, avaient envahi l’Espagne et la Lusitanie (Portugal). La jacquerie des « Boucoiloi », pasteurs-brigands d’Égypte avait également été réprimée par les généraux de Marc.
Puis, de 174 à 175, il faut remettre cela et repousser, une nouvelle fois, les Sarmates (Iazyges) au-delà du Danube.
En 175, c’est la guerre civile qui menace quand le général Avidius Cassius, le brillant vainqueur de la guerre des Parthes, et à qui Marc Aurèle avait très imprudemment confié le gouvernement de tout l’Orient romain, est proclamé empereur par ses troupes. Heureusement, l’usurpation est étouffée dans l’œuf : les versatiles légionnaires assassinent leur commandant en chef avant qu’il n’ait matérialisé ses ambitions.
En 176, un court répit permet à Marc Aurèle de célébrer son triomphe à Rome, accompagné de son fils Commode, déjà nommé « César » en 166 (il sera associé au pouvoir comme « Auguste » l’année suivante).
Encore un an plus tard (177), nouvel assaut des Quades, Marcomans et Hermundures ; c’est la deuxième « Guerre germanique ».
Les opérations s’achevaient enfin quand (17 mars 181) l’empereur mourut de la peste à Vindobona (Vienne – Autriche), laissant le trône à Commode, son dégénéré de fils.
Dans sa jeunesse, nous le savons, Marc Aurèle fréquenta les cercles philosophiques stoïciens. Dans le recueil des « Pensées pour moi-même », que Marc Aurèle composera plus tard, l’empereur se présente d’ailleurs un homme tout pétri de cette austère doctrine philosophique, mais bienveillant, clément, et très soucieux du bien public.
Pourtant l’Église catholique le présente comme un horrible persécuteur !
Il y a là quelque chose qui ne va pas…
marcus aurelius
À l’évidence, si un brave homme comme ce Marc Aurèle, l’un des meilleurs souverains de Rome, se vit contraint de châtier des Chrétiens, c’est qu’il entendait réprimer « autre chose » que de simples innovations religieuses !
En fait, ce que les historiens catholiques reprochent principalement à Marc Aurèle, c’est l’exécution à Rome du philosophe chrétien Justin vers 166 ainsi que le supplice des « Martyrs de Lyon » en 177.
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans les détails, cela prendrait beaucoup trop de temps et de place.
Signalons néanmoins que le fameux Justin avait publié de nombreux libelles contre les hérétiques gnostiques qu’il accusait des crimes les plus abominables. Inceste, anthropophagie, liturgies sanglantes, tout y passait. Or, les sévères lois de Marc Aurèle condamnaient les calomniateurs à la peine de mort …
Quant aux Martyrs de Lyon, c’est un peu plus compliqué.
Rappelons d’abord brièvement les faits : en 177, alors que l’Empire est menacé par une nouvelle invasion germanique, de nombreux Chrétiens de la ville de Lyon sont dénoncés, arrêtés, jugés et exécutés dans l’amphithéâtre. Les principales victimes sont l’évêque Pothin et Blandine, une jeune esclave.
Toujours sans entrer dans les détails, je me conterai de faire remarquer ceci :
Les martyrs chrétiens de Lyon étaient tous originaires d’Asie Mineure et tous avaient sans doute été contaminés par l’hérésie montaniste, une doctrine prophétique, violente, apocalyptique. Il s’agissait donc de Chrétiens exaltés.
Au moment où les Barbares étaient aux portes de la Gaule, gageons que leur défaitisme affiché ne devait être bien perçu ni par le reste de la population lyonnaise ni par les autorités romaines « sur pied de guerre ».
Montan n’ayant commencé sa prédication que vers 172, le « Montanisme », doctrine chrétienne hétérodoxe à laquelle avaient probablement souscrit les martyrs de Lyon, était une hérésie toute récente. Or, en 170, l’empereur Marc Aurèle avait promulgué un décret qui prescrivait que les adeptes des nouvelles sectes (sans doute précisément ces doctrines politico-religieuses défaitistes et dangereusement subversives) étaient passibles de la peine de mort. Dans ce cas, le gouverneur de Lyon n’aurait fait qu’appliquer la loi. Dura lex, sed lex !
En 177, au moment où les martyrs de Lyon auraient été horriblement exécutés dans l’amphithéâtre, saint Irénée, le successeur de cet évêque saint Pothin, lui aussi victime de la persécution, se trouvait à Rome. Irénée était, dit-on, venu dans la capitale de l’empire pour demander l’arbitrage du pape au sujet, justement, de l’hérésie montaniste qui déchirait la communauté chrétienne lyonnaise.
Or, dans toutes ses œuvres, saint Irénée de Lyon, par ailleurs auteur fort prolixe, ne dit mot de la fin tragique de son prédécesseur et de ses ouailles. Une omission fort bizarre ! Le récit de la passion des martyrs de Lyon ne nous est connu que par l’Histoire Ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée rédigée au IVe siècle seulement, un siècle et demi après les faits ! Même si l’évêque de Césarée cite une lettre contemporaine soi-disant authentique, il s’agit là d’une source de deuxième main (au moins), tardive et partiale.
Enfin, de nombreux chrétiens de Lyon furent, paraît-il dénoncés par leurs esclaves qui les accusaient des pires turpitudes (inceste, cannibalisme, crimes rituels, bref toutes les joyeusetés que les Chrétiens eux-mêmes prêtaient aux autres sectes qu’ils taxaient d’hérésie…).
Or je crois qu’aucun tribunal romain n’aurait jamais eu l’inconscience d’accorder le moindre crédit au témoignage d’un esclave contre son maître – sauf peut-être si la raison d’état l’imposait. Car enfin, à cette époque, toute l’économie, voire toute la civilisation, était basée sur le travail servile. Alors, si les juges avaient prêté une oreille complaisante aux accusations de tous les serviteurs rancuniers, si ces magistrats avaient automatiquement jeté aux lions tous les patriciens calomniés par leurs domestiques, les Barbares n’auraient pas eu besoin de détruire Rome !
Cependant, si cette fable est néanmoins véridique, alors les Chrétiens de Lyon ne furent pas poursuivis et condamnés en raison de leurs convictions religieuses, mais plutôt pour des crimes bien matériels. Les chefs d’accusation étaient certes absurdes, mais n’avaient rien à voir avec la religion !