galba

Galba

Juin 69 (?) – Janv. 69
Galba
(Servius Sulpicius Galba)

Tacite et Suétone, historiens partiaux, présentèrent Néron comme le monstre absolu, aussi sadique que vicieux, aussi couard que tyrannique. En abordant son successeur Galba, on aurait donc pu croire que leur dent calomnieuse allait s’attendrir, d’autant plus que ce militaire blanchi sous le harnais semblait correspondre à leurs idéaux politiques. Passant sous leur plume conservatrice, cette vieille baderne un tantinet rancie, mais réactionnaire à souhait, semblait être appelée à devenir le parangon de toutes les vertus impériales, le prototype des « bons empereurs » à venir.

Hélas, même idéalisé, le sujet restait ingrat ! Non seulement chenu, mais presque gâteux, velléitaire et influençable, obstinément indécis, d’une avarice et d’une dureté séniles, Galba fut un empereur d’une faiblesse insigne. Quant à son principat, loin de restaurer la paix publique et les idéaux républicains, il inaugura une guerre civile plus sanglante et destructrice que tous les règnes des Julio-claudiens réunis.

Ne pouvant se résoudre à noircir ce prince qui, malgré qu’ils en eussent, incarnait cette réaction sénatoriale qu’ils appelaient de tous leurs vœux, Tacite et Suétone ingénièrent à « noyer le poisson. Même si, dans ses Histoires (Livre I), Tacite prend grand soin de relater longuement la prise de pouvoir et le court de règne de Galba, son récit, à la chronologie d’ailleurs assez confuse, recèle plus de beaux discours émaillés de nobles et mâles sentences patriciennes que de certitudes historiques. Quant à Suétone, sa Vie de Galba s’attarde davantage sur la carrière politico-militaire ainsi que sur la personnalité du successeur de Néron, mais avec une narration entrelardée de digressions oiseuses (présages, étymologie) et une chronologie tout aussi floue que celle de son confrère Tacite. On remarquera aussi avec un certain amusement que l’auteur des Douze Césars, pourtant fort peu avare de détails croustillants dès qu’il s’agit de salir la mémoire des prédécesseurs de ses chers « bons empereurs » du IIe siècle, évite soigneusement de s’attarder sur certains détails scabreux susceptibles d’entacher la réputation de cette chère vieille culotte de peau de Galba, dont finalement, estime Suétone, le seul tort fut d’avoir trop longuement vécu. Révélatrice à cet égard est la manière dont cet auteur d’ordinaire très « fouille-merde » aborde le sujet – délicat – des préférences sexuelles de Galba : « Question amour, il préférait les hommes ; et encore, les voulait-il vigoureux et adultes », note-t-il brièvement. (Douze Césars, Vie de Galba, XXII). En tout et pour tout une seule petite phrase elliptique là où, pour des empereurs du genre de Tibère, Néron ou Caligula, des chapitres entiers, avec ballets roses aquatiques, orgies sanglantes et mariages homosexuels pour faire bonne mesure, n’auraient suffi ni à épuiser le sujet ni à tarir la verve médisante de cette pipelette de Suétone !

CARRIÈRE DE GALBA

Galba naquit à Terracine (en Campanie, au Sud de Rome) le 24 décembre de l’an 3 av. J.-C. Cet homme était donc, de sept ans, le cadet de l’empereur Claude (né en 10 av. J.-C.), et de 13 ans l’aîné de Caligula (né en 10 ap. J.-C.). Galba enterrera tous ses contemporains et accédera au pouvoir suprême à l’âge canonique de 72 ans bien sonnés. C’est dire qu’à une époque où rares étaient les hommes qui atteignaient la cinquantaine, le successeur du jeune empereur Néron devait apparaître à ses sujets comme un phénomène de longévité, comme une apparition d’outre-tombe, ou même comme un vestige archéologique d’une époque immémoriale.

Comme son nom gentilice l’indique, Servius Sulpicius Galba était issu de la gens Sulpicia, une famille très ancienne et très noble qui, du côté paternel, faisait remonter ses origines à Jupiter lui-même. Rien que ça ! Quant au surnom familial Galba, il proviendrait, selon les assertions savamment (et involontairement) hilarantes de l’historien Suétone, ou bien d’un ancêtre amateur d’effets pyrotechniques qui aurait utilisé la résine incendiée d’une plante nommée galbanum pour défendre les murs d’une ville assiégée ; ou bien d’un autre constipé de ses aïeux qui aurait fréquemment usé de compresses (galbeum) pour soigner ses problèmes digestifs ; ou alors d’un troisième ancêtre plutôt du genre grassouillet dont le ventre au galbe particulièrement accentué aurait suscité les railleries d’esclaves gaulois rigolards.

C’est pourtant un galbe d’un tout autre ordre qui déshonorait la physionomie du père du futur empereur : papa Galba était en effet un petit homme contrefait et bossu, un peu dans le genre du poète Scarron (le premier mari de Mme de Maintenon), verve poétique et sens de l’humour en moins. Cela ne l’empêcha pourtant pas de convoler en fort belles premières noces avec une certaine Mummia Achaïca, qui, elle, prétendait descendre de Pasiphaé, l’épouse zoophile et adultère du mythique roi de Crète Minos, la mère du non moins mythique Minotaure, monstre anthropophage mi-taureau mi-homme qui hantait le fabuleux Labyrinthe. Sans doute matrone plus vertueuse que sa scandaleuse ancêtre, Mummia Achaïca donna deux beaux enfants à son Servius de mari : Caius, l’aîné, qui mènera une vie de patachon pour finir par se suicider sous le règne de Tibère, et notre Servius, le futur empereur Galba.

Après avoir accompli la noble tâche procréatrice qu’on attendait d’elle, la maman du petit Galba s’évanouit dans la nature ; elle disparaît de la circulation. Évanouie ! envolée ! disparue la Mummia ! Comme celle de Rascar Capac dans les albums de Tintin, si vous me permettez ce jeu de mot (très) approximatif…

Veuf ou divorcé, papa Galba se remaria bien vite avec une certaine Livia Ocellina, une femme extrêmement riche qui s’était entichée de longue date du physique baroque de Sulpicius Senior – un peu comme l’épouse d’Agecanonix des Aventures d’Astérix (c’est ma dernière métaphore aussi bédéphile qu’hasardeuse, je vous le promets !). Quoi qu’il en soit, cette Livie Ocellina (qu’il faut se garder de confondre avec l’impératrice Livie, l’épouse d’Auguste) était probablement une matrone très affectueuse : non contente d’être follement éprise de Galba père, elle se prit également d’une telle affection pour le cadet des fils de son nouvel époux qu’elle l’adopta. C’est ainsi que, pendant un certain temps (probablement jusqu’à la mort de son frère aîné), notre futur empereur ne s’appela plus Servius Sulpicius Galba mais Lucius Livius Ocellaris… ce qui, avouons-le, fait quelque peu « eau minérale » !

Notre Ocellaris-Galba fit de bonnes études, s’intéressant surtout au droit, en bon Romain déjà quelque peu réactionnaire qu’il était. Puis, il se maria – ou plutôt, il « eut à cœur de se marier » comme le précise le traducteur de Suétone auquel je me réfère, voulant sans doute signifier par là que ce n’était que par devoir qu’il prenait femme, alors que ses goûts le portaient vers des partenaires quelque peu plus rugueux. Il épousa une certaine Lepida qui lui donna deux fils. Mais son épouse et ses enfants moururent très vite et le veuf (inconsolable ou échaudé, voire dégoûté ?) ne se remaria plus jamais.

L’historien Suétone prétend aussi que la vieille impératrice Livie (épouse d’Auguste et mère de Tibère) aimait beaucoup le jeune Galba et qu’elle le coucha même sur son testament pour l’énorme somme de cinquante millions de sesterces. Mais, hélas, l’exécuteur testamentaire, ce ladre d’empereur Tibère, interpréta le chiffre indiqué par Livie (DCM) au mieux de ses propres intérêts, et réduisit le legs à 500.000 sesterces, une somme qu’il ne paya d’ailleurs jamais.

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Cette désillusion n’ébranla cependant pas la loyauté de Galba envers la famille impériale julio-claudienne. Après avoir exercé la charge de préteur et donné à la plèbe romaine des jeux où l’on vit pour la première fois, ô merveille, des éléphants danser sur une corde (c’est du moins que l’historien Suétone prétend, mais sans préciser si lesdits pachydermes étaient roses), il fut chargé d’administrer la province d’Aquitaine (Sud-Ouest de la France actuelle). Preuve qu’il ne se débrouilla pas trop mal en Gaule : quand il sortit de charge, l’empereur Tibère, pourtant d’un naturel très suspicieux, et particulièrement en ce qui concernait l’administration des provinces, le remercia de ses bons et loyaux services en le désignant comme consul ordinaire pour l’année 33 ap. J.-C. Coïncidence historique : notre Galba, qui détrôna Néron et fut détrôné par Othon, succéda dans le consulat à Lucius Domitius, père de Néron, et y eut comme successeur Salvius Otho, père de l’empereur Othon. Fatalitas…

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Galba était décidément très bien en cour : même Caligula, pourtant très hostile aux aristocrates réactionnaires de son acabit, lui accorda sa confiance. Vers 40 ap. J.-C., le jeune empereur lui ordonna même d’aller remettre au pas les légions de Germanie qui avaient fait mine de se révolter contre lui en soutenant les prétentions à l’Empire de leur chef, un certain Gætulicus. C’était là une mission où Galba risquait gros ! Trop conciliant envers les mutins, il encourrait à coup sûr la suspicion de Caligula, mais s’il se montrait brutal à l’excès, les soldats risquaient de lui faire sa fête. Bref, ce voyage en Germanie, c’était tout, sauf un voyage d’agrément ! Plutôt une vraie corvée de chiottes ! Un vrai choix entre la peste ou le choléra, entre Charybde ou Scylla ! Pour résoudre la quadrature du cercle que constituait cette mission, Galba utilisa astucieusement son service de propagande : il arriva en Germanie précédé d’une telle réputation de « peau de vache » que les soldats, qui s’attendaient au pire, ne purent finalement qu’être « déçus en mieux » (comme disent nos amis suisses). Les légionnaires, l’esprit encore échauffé par leur mutinerie avortée, et qui, avant la venue de leur nouveau chef, se faisaient passer le mot d’ordre anxieux : « Disce miles militare. Galba est, non Gætulicus ! » (= « Soldat, réapprends ton métier de troufion, car maintenant, le chef c’est Galba, plus Gætulicus ! »), furent finalement soulagés en constatant que les châtiments, brimades et sévices tant redoutés se limitaient finalement à une énergique reprise en main des troupes, avec séances de drill renforcées, marches prolongées et exercices sur la plaine de manœuvre. Galba, cette présumée peau de vache, n’était finalement qu’une vieille culotte de peau, simplement un fifrelin plus « service-service » que d’autres commandants en chef.

Après l’assassinat de Caligula, en dépit (ou à cause) de sa loyauté envers le jeune empereur prétendument fou à lier, Galba bénéficia toujours de la faveur impériale. Claude, oncle et successeur de Caligula, lui confia le gouvernement de la province d’Afrique (Tunisie actuelle). Il occupa pendant deux ans (45-47 ap. J.-C.) ce poste de proconsul d’Afrique, y réprimant une révolte de Maures et administrant le pays avec une rigueur non dénuée de finesse. Suétone rapporte (Douze césars, Vie de Galba, VII) qu' »un jour qu’il rendait la justice, des gens se disputaient la propriété d’une bête de somme. Comme les preuves et les témoignages étaient si faibles qu’on ne pouvait trancher en faveur de l’une ou l’autre partie, il ordonna que l’on conduirait l’animal à l’abreuvoir, la tête couverte ; ensuite, on lui ôterait son voile, il appartiendrait à celui vers qui il se dirigerait de lui-même. »

Cette vieille baderne était donc capable de rendre des jugements dignes de Salomon !

Vers 48 ap. J.-C., Galba revint à Rome où il reçut les ornements du triomphe. Une juste récompense alors que sa carrière touchait à son terme. Finalement, malgré ses quelques gros défauts, sa brutalité et sa rapacité, il avait plutôt bien mérité de la « République ».

Pendant quelques années, Galba goûta aux charmes d’une retraite bien méritée. Prévoyance ou signe avant-coureur de cette avarice sénile qui causera sa perte, ce colonel Dubarda version antique ne se déplaçait que suivi – on n’est jamais trop prévoyant – d’une voiture contenant un million de sesterces. Un porte-monnaie fort bien garni quoiqu’un tantinet encombrant…

En 61 ap. J.-C., alors que Galba avait déjà atteint la soixantaine, l’empereur Néron l’envoya en Espagne Tarraconaise en tant que légat impérial. Il y resta jusqu’au moment où il s’empara du pouvoir, soit huit longues années.

D’après Suétone, il gouverna d’abord sa province de manière fort énergique, quoiqu’un peu brutale, faisant, par exemple, couper les mains d’un changeur peu scrupuleux et les clouer à son comptoir. Il ordonna aussi, paraît-il, la crucifixion d’un individu qui avait empoisonné un jeune garçon pour de vagues raisons d’héritage ; comme le meurtrier excipait de sa qualité de citoyen romain pour éviter cet horrible supplice habituellement réservé aux esclaves, Galba ordonna, avec un détestable sens de l’humour, d’attacher l’homme à une croix blanchie à la chaux et plus haute que les autres !

Cependant, la période énergique de la légation espagnole de Galba ne dura guère. Bien vite, il sombra dans la paresse, dans l’inaction la plus crasse. Cette attitude peu glorieuse, il la justifiait en alléguant l’incertitude de la conjoncture politique : à ce qu’il semblait, le pouvoir de Néron vacillait, étant ébranlé par des conjurations consécutives, en particulier celle de Pison dont le gouverneur d’Espagne fut sans doute informé, même s’il se garda bien d’y participer. Alors, en ces temps pour le moins troubles, mieux valait faire le mort ! Toute action, quelle qu’elle fût, était susceptible d’être considérée comme une trahison par les « Néroniens », ou, inversement, d’être perçue par les anti-néroniens comme une preuve de fidélité au pouvoir en place… Pris entre marteau et enclume, Galba pensait qu’en demeurant absolument inactif, il serait à l’abri de tout reproche : « En effet, nul n’est tenu de rendre compte de quelque chose qu’il n’a pas fait » avait-il coutume de dire. Mais en réalité, ce qui accablait le plus notre Galba, c’était sans doute moins l’avenir incertain de la « République » romaine que le poids des ans. Peut-être ce vieux serviteur de l’État était-il tout simplement fatigué, usé par une trop longue carrière ? Peut-être n’aspirait-il plus qu’à finir ses jours tranquillement, que ce soit en Espagne ou à Rome, en profitant de l’or qu’il avait accumulé au cours de sa longue existence et en s’éteignant paisiblement dans son lit, avec la satisfaction du devoir accompli.

Si c’était le cas, cela ne lui fût pas accordé.

RÉVOLTE DE GALBA

À la fin de l’année 67 ap. J.-C., l’empereur Néron quitta la Grèce où il effectuait une tournée artistique triomphale pour rentrer précipitamment en Italie. Il avait été informé qu’une nouvelle conspiration contre lui était en train de se former. À trop s’attarder à exhiber son bel organe devant des Hellènes fascinés, l’empereur-star risquait de perdre son trône et sa vie. Et de fait, quand il débarqua à Naples, la situation s’était encore aggravée : le Gallo-romain Caius Julius Vindex, gouverneur d’une des provinces gauloises, tentait de convaincre ses collègues des régions voisines de s’associer à lui dans un vaste complot visant à abattre le saltimbanque couronné qu’il traitait ouvertement d’histrion dégénéré, d’artiste de troisième ordre. Le bruit courait aussi à Rome que le gouverneur d’Espagne, le vieux Galba, l’un des plus sûrs soutiens de la maison impériale, s’était associé au parti de Vindex…

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Ce n’était pas vrai. Ou plutôt ce ne l’était pas encore à ce moment-là ! De fait, Galba avait été sollicité par des émissaires de Vindex, mais après leur avoir prêté une oreille des plus attentive, il avait finalement refusé de rallier leur cause : « Je n’ai plus l’âge pour ces conneries ! » leur dit-il en substance, restant en cela fidèle à cette politique nonchalante et attentiste qui était la sienne depuis de nombreuses années.

Mais le temps n’était plus ni aux atermoiements ni à la neutralité. D’une part, l’autorité de Néron ne cessait de s’effriter, et le pouvoir était vraiment « à prendre »… ou plutôt « à ramasser ». D’autre part, Galba était, qu’il le veuille ou non, le deuxième personnage de l’État. N’était-il pas issu d’une famille tout aussi noble que celle des Julio-claudiens ? N’avait-il pas rendu de grands services à la Patrie ? N’avait-il pas toujours servi loyalement les bons empereurs Tibère, Caligula et Claude ? Bref, n’était-il pas l’ultime recours pour sauver Rome de la décadence néronienne ? Et puis, même s’il avait repoussé les offres des émissaires de Vindex, il s’était refusé à prévenir Néron des menées suspectes du gouverneur gaulois. Nul doute que l’empereur assimilerait cette « omission » coupable à une trahison !…

Ces arguments, on peut croire que les familiers de Galba les lui serinèrent à l’envi. Cependant, Galba différait encore d’afficher ses prétentions au trône…

Ce serait une maladresse de Néron qui aurait précipité le gouverneur dans les bras de ses opposants. Il paraît en effet que l’empereur, croyant que Galba avait d’ors et déjà rallié le parti de Vindex, envoya en Espagne des « procurateurs » chargés de l’assassiner. Mais le projet meurtrier fut éventé. Galba fit appréhender les tueurs à gage dès leur arrivée en Espagne, puis, considérant que, quoi qu’il fasse, il n’avait plus rien de bon à attendre de Néron, il aurait alors rallié les rangs des ennemis de l’empereur, finissant même par prendre la tête de la coalition anti-néronienne.

Naturellement, il faut sans doute prendre cette anecdote avec un grain de sel : ce racontar « suétonien » vise par trop évidemment à dédouaner Galba de l’accusation de trahison tout en ajoutant une couche supplémentaire à la noirceur d’âme d’un Néron « tueur de petits vieux retraités dans leur villégiature espagnole ». En fait, parfaitement au courant de l’évolution d’une situation qui devenait de plus en plus défavorable à l’empereur-artiste, il est probable que Galba n’hésita que bien peu avant de tenter d’en tirer le meilleur parti. Ce fut d’ailleurs seulement moins d’un mois après que Vindex se fût ouvertement révolté que Galba tomba le masque : alors qu’il rendait la justice à Carthagène, il fit placer sur le devant de la tribune où il siégeait « un grand nombre de portraits de citoyens que Néron avait ignominieusement fait périr, et, prenant à ses côtés un noble jeune homme qu’il avait fait venir de l’île des Baléares où il était exilé, il déplora la triste conjoncture présente et il fut salué empereur. Cependant, il ne revendiqua que le titre de lieutenant du Sénat et du peuple romain  » (Suétone, Vie de Galba, X).

Prendre le titre de lieutenant du Sénat et du peuple romain et prétendre éjecter Néron du trône qu’il avait déshonoré, c’était bien beau, mais c’était un peu vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. En effet, même si, en ce début de printemps 68 ap. J.-C., le régime néronien chancelait, l’empereur-artiste n’était pas encore à terre, loin de là ! D’ailleurs, pendant que Galba tentait de renforcer sa position en levant des troupes en Espagne ainsi qu’en en ralliant à sa cause Othon, le gouverneur de Lusitanie (Portugal actuel), l’armée de Julius Vindex se faisait écraser à Besançon par les légions de Haute-Germanie, commandées par leur préfet Verginius (vers le 15 mai 68). Ce Verginius n’était pourtant pas l’un des plus chauds partisans de Néron. S’il avait anéanti Vindex, c’était surtout parce qu’il avait cru déceler chez ce Gallo-romain des tendances sécessionnistes gauloises qui ne lui avaient guère plu. Cependant, tout général victorieux qu’il fût, Verginius n’aspirait pas au pouvoir suprême. Il ne marcha donc ni sur Rome contre Néron ni sur l’Espagne contre Galba. Après avoir accompli ce qu’il estimait être son devoir de bon Romain en liquidant les rebelles de Vindex, Il se borna à ramener ses soldats dans leurs casernements, non sans avoir énergiquement refusé la pourpre impériale qu’ils lui offraient.

Sur le front germano-gaulois, Néron semblait tiré d’affaire. Inversement, les affaires de Galbe prenaient quant à elles – et c’est le moins que l’on puisse dire – une fort vilaine tournure !

Pourtant ce n’était pas encore tout ! D’autres mauvaises nouvelles ne tardèrent pas à lui parvenir. En Afrique (du Nord), Lucius Clodius Macer, le préfet des légions locales, avait levé l’étendard de la révolte contre Néron. Ça, c’était plutôt bien ! Encore mieux : Macer menaçait d’affamer Rome en bloquant les exportations de blé africain vers la capitale. Mais – et c’était là où les choses se gâtaient -, non content d’avoir osé se rebeller contre l’empereur, ce Macer semblait atteint de folie des grandeurs : sa révolte, il prétendait « se la jouer perso », sans daigner se subordonner à quiconque, et surtout pas à Galba. Sans ouvertement prétendre lui-même à la succession impériale, Macer comptait néanmoins tirer le meilleur parti de la situation en monnayant, le plus cher possible, son éventuel ralliement au plus offrant. (Sur Macer, voir aussi ici : Clic !)

Heureusement pour ces comploteurs provinciaux, trop brouillons, trop hésitants ou au contraire trop ambitieux, les conspirateurs qui gravitaient autour du pauvre Néron étaient mille fois plus habiles et plus machiavéliques que tous les Galba, Othon, Vindex et Macer réunis. Sous prétexte d’informer de l’évolution de la situation un empereur déjà passablement atteint de délire paranoïaque et qui s’était précautionneusement retranché dans son magnifique palais romain, l’affranchi Halotus, et surtout le préfet du prétoire Nymphidius Sabinus, l’accablaient de mauvaises nouvelles qui n’étaient le plus souvent que d’infâmes bobards. Avec, aux yeux, des larmes suintantes d’hypocrisie, ces « dévoués serviteurs » lui annonçaient, en vrac, la défection de la flotte d’Égypte, le soulèvement des légions de Germanie, le ralliement de l’armée à Galba, la sécession de l’Égypte, etc…

Ce harcèlement psychologique, cette « guerre des communiqués » porta enfin ses fruits. Au début du mois de juin 68, le préfet Nymphidius Sabinus, déjà secrètement rallié à la cause de Galba, parvint à convaincre Néron d’abandonner sa fameuse Maison dorée, prétendument peu sûre, pour se réfugier dans un autre palais de la banlieue romaine. Quand le chat est parti… À peine l’empereur avait-il tourné les talons que Nymphidius faisait irruption dans le camp de ses prétoriens pour offrir aux soldats une somme pharamineuse en échange d’un serment d’allégeance à Galba. Les Prétoriens acceptèrent. C’en était fait de Néron !

On connaît la suite : l’empereur abandonné de tous, se réfugie dans la maison de son affranchi Phaon et se suicide à grand-peine. « Quel artiste périt avec moi ! »…

Après la défaite de Vindex, le vieux Galba s’était à ce point découragé qu’il songea un moment à se suicider. Mais naturellement, la nouvelle de la chute aussi brutale qu’inopinée de Néron changeait radicalement la donne. D’autant plus que le Sénat n’avait même pas attendu que l’histrion couronné s’enfonce un glaive dans son triple menton pour offrir le trône à l’ancien gouverneur d’Espagne : dès le 9 juin, soit un jour avant le suicide du dernier empereur de la dynastie julio-claudienne, Galba avait été très officiellement reconnu comme nouveau princeps.

Acclamé par les Prétoriens, plébiscité par le Sénat, Galba prit désormais le nom de César, comme s’il voulait se rattacher à la dynastie qui s’était éteinte avec Néron. Ensuite il quitta l’Espagne avec les légions qu’il y avait levées et marcha enfin sur Rome. (Fin juin 68).

RÈGNE DE GALBA

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Galba ne fut guère pressé de faire sa « joyeuse entrée » dans sa capitale ! Il perdit quatre longs mois à traverser le Sud de la Gaule et le Nord de l’Italie pour n’arriver aux portes de la Ville qu’au milieu du mois d’octobre 68.

Pendant ce temps, à Rome, l’anarchie la plus totale régnait. Les rues, d’ordinaire déjà fort peu sûres, étaient aux mains de partisans de Néron, en fait d’inquiétantes bandes d’individus patibulaires, rameurs de la flotte impériale ou esclaves affranchis par décret néronien, enrôlés précipitamment par l’empereur-artiste pour le défendre d’ennemis imaginaires. Néron suicidé, ces « soldats sans armes » (comme les appelle Tacite) ne s’en étaient pas retournés paisiblement à leur banc de nage ou chez leurs maîtres ; grisés par cette liberté fort inconsciemment accordée par feu leur impérial bienfaiteur, ils prirent littéralement possession des rues de la Ville, terrorisant les riches citoyens et terrifiant les vertueuses matrones. Et pendant que les exactions de ces bandes pillardes se multipliaient, le Sénat n’en finissait pas de tergiverser sur les mesures à prendre pour restaurer le calme tandis que la garde prétorienne, la seule véritable force armée de Rome, retranchée dans ses casernements, attendait l’arrivée de Galba pour intervenir. Mais en fait, ce qui tracassait les Prétoriens, ce n’était pas l’anarchie dans les rues du Rome – cela, ils s’en battaient l’œil ! Leur principal sujet de préoccupation, c’était l’époustouflant pécule que leur chef, le Préfet du prétoire Nymphidius Sabinus, leur avaient promis s’ils reniaient Néron pour accorder leurs suffrages à Galba. Mais le nouveau princeps n’en finissait pas d’arriver, la situation à Rome continuait à se dégrader, et le pouvoir semblait prêt à tomber dans les mains du premier venu.

Nymphidius Sabinus tenta le coup. À ce moment, l’homme fort de Rome, c’était lui ; alors, autant en profiter !… Dans un premier temps, il parvint à obtenir des Sénateurs, plus serviles que jamais, la prolongation « à vie » de ses fonctions de Préfet de Prétoire. Mais cela ne lui suffit pas ! Constatant que Galba traînassait toujours en chemin sans arriver jamais, il envisagea sérieusement de s’asseoir sur le trône des Césars à la place de ce vieillard podagre qui n’en finissait pas de revenir de sa villégiature espagnole. Comme il n’était que fils d’un ancien esclave affranchi, il se prétendit (à tort ou à raison) bâtard de l’empereur Caligula, et, fort de cette illustre filiation, se présenta au camp des Prétoriens revêtu des insignes impériaux afin de se faire acclamer comme nouvel imperator. Mais les Prétoriens trouvèrent cette plaisanterie assez saumâtre : reconnaître Nymphidius comme empereur, c’était surtout renoncer à la fabuleuse prime que leur chef, en l’occurrence ce présomptueux Nymphidius, leur avait jadis promise au nom de Galba… Et comme ces soldats cupides n’avaient vraiment aucun sens de l’humour, surtout quand leurs intérêts pécuniaires étaient en jeu, ils se ruèrent sur leur chef mégalomaniaque et le massacrèrent. (Juillet 68)

N’allez cependant pas croire que cette dangereuse tentative de coup d’état précipita l’arrivée de Galba à Rome. Que nenni ! Le vieux princeps se contenta d’ordonner l’exécution des partisans de Nymphidius (et d’autres personnes qui n’avaient rien à voir avec ce complot, mais en qui il voyait des rivaux potentiels), puis il reprit, cahin-caha, sa laborieuse déambulation, sans daigner lui donner le moindre coup d’accélérateur. Il est vrai qu’exception faite de la situation à Rome, plus anarchique que jamais, son autorité avait été reconnue partout, et en gros, les provinces paraissaient calmes et soumises… Même en Afrique où le trop ambitieux « proconsul » Macer, ce préfet qui avait dédaigné son alliance et menaçait d’affamer Rome en la privant des céréales africaines, avait été exécuté sur son ordre. Quant à l’armée, elle avait en général (si j’ose dire !) accueilli favorablement l’élévation à l’empire de Galba. En Judée, le général Vespasien, qui s’apprêtait à marcher sur Jérusalem pour y écraser définitivement les révoltés juifs, avait interrompu les opérations militaires et envoyé son fils Titus auprès du nouvel empereur pour lui présenter ses respects et lui demander ses instructions quant au futur déroulement de la campagne. Il y avait bien sûr les légionnaires de l’armée de Germanie, qui s’estimaient mal récompensés de leur victoire contre les indépendantistes gaulois de Vindex, qui acceptaient très mal que seuls les Prétoriens de Rome – ces fainéants ! – tirent parti de l’accession au trône du vieux Galba – leur ancien commandant en chef ! – et qui, en un mot comme en cent, commençaient à en avoir ras-le-casque de devoir constamment se taper le sale boulot sans jamais voir la couleur de la moindre petite récompense ! Mais, à ce moment, en cette fin d’été 68 ap J.-C. le mécontentement des légionnaires rhénans ne s’exprimait encore que par des murmures pourtant lourds de rébellion larvée. Galba pouvait continuer à dormir sur ses deux oreilles… et ne s’en privait pas !

Les choses commencèrent à tourner à l’aigre pour lui quand il arriva à Rome. Outre le fait que l’accueil de la population ne fut pas délirant d’enthousiasme tant le bon peuple regrettait déjà les fastes et l’insouciance du règne de Néron, la confrontation des légions de Galba avec les « milices néroniennes » se transforma bien vite en un monstrueux bain de sang. Les anciens esclaves et les rameurs de la flotte refusèrent obstinément de se laisser démobiliser et de s’en retourner qui à leur condition servile, qui à leurs galères, et l’impitoyable Galba les fit tous passer au fil de l’épée. Aussi sec ! Des milliers de corps jonchèrent bientôt les rues de la capitale impériale. (Je reviendrai plus tard sur cet épisode sanglant : Clic !).

Après être entré dans Rome en enjambant des monceaux de cadavres, Galba passa le reste de son court règne à collectionner les bourdes.

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En toute justice (et c’est d’ailleurs l’argument utilisé par les historiens Suétone et Tacite pour atténuer la responsabilité de Galba), il faut cependant signaler que si le vieil empereur régnait, il ne gouvernait que fort peu. Un peu gaga, totalement dépassé par les événements, il avait abandonné le pouvoir à de mauvais conseillers, trois sinistres personnages, trois fripouilles que le peuple nommait ironiquement ses « pédagogues » : Titus Vinius, Cornelius Laco et Icelus. Vinius, homme d’une cupidité sans borne, avait été le légat de Galba en Espagne. Laco, était un sot plein d’arrogance que l’inconséquent vieillard qui régnait désormais sur Rome avait bombardé au poste de Préfet du prétoire pour remplacer feu Nymphidius Sabinus. Quant à Icelus, connu également sous le nom de Marcianus, c’était un affranchi roué et ambitieux. Or, selon Suétone, « ces trois hommes, dominés par des vices différents, gouvernaient si despotiquement le vieil empereur, qu’il ne s’appartenait plus, tantôt trop dur et trop avare pour un souverain élu, tantôt trop faible et trop insouciant pour un souverain de son âge » (Suétone, Vie de Galba, XIV).

Le « conseil privé » du successeur était également désastreux à un autre titre. Outre leur incompétence et leur manque de désintéressement, les trois « pédagogues » de l’empereur ne s’entendaient sur rien. Ils ne s’accordaient que sur une chose : profiter du court règne de Galba pour s’en mettre plein les fouilles ! Vinius et Laco en particulier, « l’un le plus méchant, l’autre le plus lâche des hommes », comme les présente respectivement Tacite, ne pouvaient pas se voir en peinture. Ils se détestaient cordialement et s’affrontaient quotidiennement. Il suffisait que Vinius soutienne une mesure pour que, systématiquement, Laco la refuse catégoriquement.
Le pouvoir impérial était tiré hue à dia ; les décisions importantes prises comme à pile ou face, selon que l’un ou l’autre conseiller ait eu l’occasion d’attirer un moment l’attention défaillante de l’empereur… Et ensuite, dès que ce « ministre » avait le dos tourné, l’autre accourait et faisait des pieds et des mains pour arracher à l’impérial vieillard d’autres mesures qui contredisaient celles qu’il venait de prendre, ou en annulaient l’effet.

Galba (ou ses « pédagogues) projetèrent tout d’abord de renflouer les caisses de l’État en réclamant à leurs bénéficiaires la quasi-totalité (90 %) des gratifications accordées par feu l’empereur Néron et qui étaient estimées – excusez du peu – à deux milliards deux cents millions de sesterces ! C’était peut-être une mesure nécessaire, mais vraiment très maladroite. Outre le fait que cette décision allait à l’encontre du principe bien connu selon lequel donné c’est donné, reprendre c’est volé, elle était en bonne partie inutile puisque la plupart de ces cadeaux, en nature ou en argent, avaient été ou dépensés depuis longtemps ou revendus à d’autres personnes non compromises avec le régime néronien. Mais surtout, cette rétrocession obligatoire qui, théoriquement, ne frappait que les complices du « tyran » déchu, risquait, paradoxalement, de priver Galba du soutien de quelques-uns de ses plus chauds partisans : Néron n’avait-il pas été trahi par ses propres amis, par ceux qui avaient le mieux tiré parti de sa folle générosité ? N’était-ce pas ces mêmes profiteurs, ces parasites, qui avaient les premiers abandonné l’empereur-artiste, complètement ruiné par ces largesses, pour se précipiter, l’escarcelle encore débordante d’or néronien, dans les bras de son richissime successeur ? Et maintenant, voilà que ce vieux rapiat, voilà que ce vieux grigou de Galba, cet ingrat songeait à leur retirer ce pécule si péniblement amassé en encensant les vers médiocres du poète couronné, en louant les pitoyables gesticulations et les grotesques simagrées de l’impérial histrion. Il n’y avait décidément plus de justice !

En effet, il n’y avait vraiment plus de justice… et guère plus de logique ! Après avoir sévèrement frappé (même si c’était seulement au portefeuille) les « fidèles » de Néron, l’inconséquent Galba décida d’amnistier deux des plus importants piliers de l’ancien régime : l’affranchi Halotus et surtout le très impopulaire Tigellin, le bourreau, l’exécuteur des basses œuvres, l’âme damnée de Néron. Personne ne comprit, et nul ne comprend encore cette clémence fort peu compatible avec le caractère assez cruel du nouveau princeps. Je soupçonne un genre de chantage à la « Edgar Hoover » : à l’instar du fondateur du FBI, l’ancien préfet du prétoire de Néron devait en savoir très long sur les goûts et les manies de Galba, sur sa vie privée et sur ses affaires, honnêtes ou non ; peut-être même plus long que l’empereur lui-même ! Et si l’ancien Préfet du Prétoire de Néron devait être exécuté, il ne mourrait pas sans avoir divulgué ses « dossiers secrets », sans avoir accroché toute une batterie de casseroles à la queue de son bourreau ! Quoi qu’il en soit, chantage ou non, l’indulgence de Galba à l’égard de très nauséabond personnage ne contribua pas à le rendre plus populaire.

Comble d’inconscience, d’inconséquence et d’obstination sénile : comme l’opinion publique, avide de vengeance, s’obstinait à réclamer, à cor et à cris, la tête de l’exécuteur des basses œuvres de Néron, Galba fit afficher sur les murs de Rome des avis où il accusait le peuple de cruauté. Il y disait que ce bon Tigellin, tuberculeux en phase terminale, n’en avait plus longtemps à vivre, que sa maladie l’accablait plus que les pires supplices, et que la plèbe sanguinaire était vraiment mal avisée de lui demander de souiller les premiers jours de son règne par le sang d’un pauvre phtisique, sans doute innocente victime d’infâmes calomnies, qui avait déjà un pied dans la tombe…

Pour un empereur qui venait d’ordonner, d’un cœur léger, l’exécution de dizaines de partisans (réels ou non) de Nymphidius Sabinus ainsi que le massacre de milliers de pauvres diables dont le seul véritable tort avait été de croire aux fables de Néron, il fallait quand même le faire ! (Pour des infos sur la mort de Tigellin : Clic !)

Autre bourde de Galba, mais autrement grave : il refusa catégoriquement de payer aux Prétoriens la prime que Nymphidius Sabinus leur avait promise en son nom. « J’ai coutume d’enrôler mes soldats, non de les acheter ! » dit-il en une sentence qui fleurait bon la rigueur romaine, mais qui était fort peu adaptée aux circonstances présentes. Objectivement, pragmatiquement, l’attitude hautaine et intransigeante de la vieille baderne couronnée, pour noble qu’elle fût, était même, pour parler crûment, une véritable connerie ! En effet c’étaient ces soldats de la garde prétorienne, si influençables, si corruptibles, qui « faisaient et défaisaient » les empereurs… Et Galba, désormais réputé le plus ingrat et le plus avare des hommes, venait de s’aliéner définitivement les « grands électeurs » de l’Empire romain ! Maintenant, ils étaient prêts à donner leurs suffrages au premier venu, pourvu qu’il se montrât plus généreux que le vieux pingre qui siégeait au Palatin. Ce qui n’était pas difficile !…

C’est encore en appliquant son beau principe de ne « pas acheter la loyauté de ses soldats » que Galba perdit celle de l’armée de Germanie. Depuis leur victoire contre les séparatistes de Vindex (ou du moins ceux qu’ils considéraient comme tels), ils attendaient en vain que l’empereur de Rome, quel qu’il fût – Néron, Galba ou Tartempionus, qu’importe ! – reconnaisse leurs mérites autrement que par de belles paroles. Au début du mois de janvier 69, leurs réserves de patience se trouvèrent épuisées et ils refusèrent désormais de reconnaître comme imperator le vieil avaricieux qui régnait à Rome. Pourtant, ils se refusèrent encore à désigner un nouvel empereur : ils ne voulaient plus de Galba, mais laissaient au Sénat et au peuple de Rome le soin de désigner son remplaçant.

Une fois de plus, Galba réagit de façon inappropriée. Pensant, à juste titre, que, vu son âge avancé et son impopularité croissante, il était grand temps pour lui de désigner un successeur qui, plus jeune, plus avenant et moins austère que lui, pourrait redonner quelque lustre à sa fin de règne (et de vie), il adopta Pison (de son nom latin complet Lucius Calpurnius Piso Frugi Licinianus), le petit-fils de ce Pison qui avait conspiré contre Néron. (10 janvier 69)

En soi, ce choix n’était pas mauvais. Quoiqu’il fût, aux yeux de l’armée et du peuple, un parfait inconnu, Pison Junior jouissait d’une réputation plutôt flatteuse : né de la gens (= famille) Calpurnia, comme la rêveuse épouse du grand Jules César, il était de très noble extraction et, de plus, c’était un jeune homme sérieux quoiqu’un peu du genre austère. Pourtant, ce n’est pas parce qu’il avait choisi un jeune homme certes bourré de qualités, mais inexpérimenté et manquant totalement de charisme que le vieil empereur avait commis une nouvelle « boulette »… Le vrai problème, c’est qu’en désignant Pison comme héritier de l’Empire, l’inconscient Galba avait écarté Salvius Othon du trône ; cet Othon qui, alors gouverneur de Lusitanie (= Portugal actuel), avait, le premier, rallié sa cause, portant même sa vaisselle d’argent à la fonte pour enrichir son trésor de guerre ; cet Othon, qui était à ses côtés quand il avait pris possession de sa capitale et que tous (Othon lui-même compris) considéraient comme son successeur naturel ! Bien sûr, Othon n’avait pas la blancheur Persil de Pison ; c’était même un débauché de la pire espèce, un ancien ami de Néron, à qui il avait offert (vendu) son épouse, la jolie Poppée ! Mais comme bien des libertins, le bel Othon s’adaptait très facilement à n’importe quelle situation, même la plus inhabituelle. Dépravé comme pas un, grand ami du luxe et des plaisirs, d’un naturel raffiné et sensuel, ce Fregoli romain était capable de se métamorphoser, si les circonstances l’exigeaient, en un soldat plus endurant qu’un vétéran d’une légion disciplinaire et moins exigeant qu’un Spartiate des temps héroïques. Bref, aux yeux du peuple et de l’armée, un seul Othon était plus sympa qu’une centaine de Pisons et de Galbas mis en tas !

Bien naturellement, Othon ressentit la désignation de Pison à la fois comme une injustice, comme une offense personnelle, et même comme une menace pour ses jours – en général, un prétendant au trône évincé ne faisait pas de vieux os, surtout s’il disposait du soutien de l’armée et du peuple ! Il rassembla donc une poignée de fidéles et se présenta à la caserne des Prétoriens. Et comme ceux-ci n’avaient pas encore digéré la ladrerie de Galba, ils le reconnurent comme seul empereur légitime puis marchèrent sur le centre de Rome pour jeter le vieux grippe-sous en bas de ce trône dont il n’était pas digne.

Pendant ce temps, le vieux rapiat en question, bien qu’il fût tenu au courant, heure par heure, des progrès de la tentative de putsch d’Othon, hésitait (c’était dans sa nature) sur la conduite à adopter. Comme d’habitude, ses conseillers ne parvenaient pas à se mettre d’accord entre eux. L’un disait qu’il fallait sortir du palais, ameuter la foule, mobiliser les partisans et courir sus à l’usurpateur. Et, bien sûr, l’autre rétorquait qu’il était dangereux de s’aventurer dans une Ville peu sûre, qu’on ne savait pas comment le peuple allait réagir en voyant Galba, qu’il valait mieux rester bien douillettement dans ce Palais où l’on pourrait, le cas échéant, plus facilement résister.

Sur ces entrefaites un soldat, un certain Julius Atricius se présenta à Galba. Exhibant son glaive maculé de sang, il prétendait avoir occis Othon. « Qui t’a ordonné de le tuer ? », le questionna rudement Galba. « Ma fidélité au serment que je t’ai prêté », répondit Julius. Et tous les assistants d’applaudir, ne tarissant pas d’éloges pour la loyauté de ce brave légionnaire ! Cette bonne nouvelle convainquit Galba qu’il ne risquait plus rien, que la Ville était désormais sûre et qu’il pouvait sortir du Palais. L’empereur monta donc dans sa litière, demandant qu’on le mène au Forum afin de montrer à son bon peuple que, quant à lui, il était bien vivant, toujours bon pied bon œil, et que, plus que jamais, il tenait les rênes du char de l’État de ses mains fermes, quoiqu’un tantinet tavelées.

Naturellement, c’était un piège ! Quand Galba atteignit le Lacus Curtius, une placette du Forum, des cavaliers surgirent, bousculèrent son escorte et renversèrent sa litière. Le vieil homme tomba à terre. On ne lui laissa pas le temps de se relever : des soldats fidèles à Othon le lardèrent de coups de glaives. Finalement, un de ces meurtriers, un certain Fabius Fabulus, lui trancha la tête pour la présenter à Othon et en tirer une coquette récompense. Détail sordide : Galba étant complètement chauve, le soldat se trouva fort embarrassé pour emporter son macabre trophée. Ne pouvant le saisir par ses cheveux absents, il pensa l’emballer dans son manteau, mais ses camarades s’y opposèrent : il ne fallait pas cacher ce bel objet ! Fabius Fabulus ficha donc le chef de Galba au bout d’une lance et l’exhiba ainsi, livide et dégoulinant de sang, de par les rues de Rome. (15 janvier 69)

Le successeur de Néron n’avait régné qu’environ sept mois, dont trois seulement passés à Rome.