Valérien

253 – 260
Valérien
(Publius Licinius Valerianus)

Après la mort de Dèce, tué au cours d’une bataille catastrophique contre les Goths, l’humiliant traité conclu entre le nouvel empereur Trebonianus Gallus et les Barbares avait achevé de démoraliser les légions et rendu ce Gallus profondément impopulaire.
Providentiellement, le général Émilien, par une action d’éclat, parvint à rétablir l’honneur de la nation et le moral des troupes. Le commandant de l’armée des Balkans avait pris hardiment l’offensive, franchi le Danube et attaqué les Goths sur leur territoire même. Les Barbares furent mis en déroute. Les Barbares furent mis en déroute… Et ce qui devait arriver arriva ! Sur le champ de bataille, les troupes victorieuses proclamèrent Émilien empereur en remplacement de ce couard de Trebonianus Gallus.

Une nouvelle guerre civile commençait. Elle fut de courte durée.
L’énergique Émilien marcha sur l’Italie à la tête de ses troupes et rencontra l’armée de son rival devant la ville de Spolète. Il n’y eut pas de bataille : achetés par l’usurpateur, les soldats de l’empereur Trebonianus Gallus, au lieu de combattre, s’emparèrent de leur propre chef et le mirent à mort. (Avril 253).

Pour Émilien, l’affaire semblait dans le sac ! L’armée et le peuple de Rome lui étaient favorables et le Sénat avait immédiatement ratifié son élévation au trône. Tout paraissait réglé, Émilien était bien le seul empereur !

Cependant, Valérien, un sénateur déjà blanchi sous le harnais (il avait environ soixante ans à cette époque), ne partageait pas l’euphorie générale. Admirateur de l’empereur Dèce, il s’était rallié inconditionnellement à Trebonianus Gallus, son successeur légitime. Celui-ci l’avait d’ailleurs chargé de lui ramener les légions de Gaule et de Germanie afin de mettre un terme à l’usurpation d’Émilien.
Ayant traversé les Alpes à toute vapeur, Valérien arriva donc en Italie pour aider Gallus… Trop tard ! Gallus était mort. Émilien régnait.

Encouragé par ses troupes, avides de récompenses et excédées d’avoir fait tout ce chemin pour rien, le fidèle Valérien se résolut à venger Trebonianus Gallus, son ancien chef. Nommé empereur par ses soldats gaulois et germains, il se présenta, lui aussi, devant la ville de Spolète où les soldats d’Émilien campaient encore.
En l’occurrence, la versatilité des légionnaires fut aussi manifeste que leur cupidité. Il suffit à l’impressionnante armée de Valérien de paraître pour que les soldats d’Émilien ne trouvent plus aucune qualité au chef qu’ils avaient eux-mêmes porté sur le trône au prix du meurtre de Gallus. Émilien fut massacré séance tenante. (Août 253).

Certains historiens, exagérément favorables à Valérien, prétendent qu’il ne prit aucune part au meurtre d’Émilien bien qu’il en fût le principal bénéficiaire ; qu’outre la puissance de son armée, ce fut « la sainteté de son caractère » (l’expression est d’Edward Gibbon) qui rallia à lui les légionnaires d’Émilien.
Ouais !
Si Valérien marcha sur l’Italie centrale à la tête de ses soldats gaulois et de ses sauvages mercenaires germaniques, ce n’était sans doute pas seulement pour profiter des beaux paysages de l’Ombrie, pique-niquer sous les murs de Spolète et jouer une petite belote avec son vieux camarade Émilien ! Si vous voulez mon avis, les quelques « petits cadeaux » que Valérien dispensa aux légionnaires de son rival lui valurent certainement plus de ralliements que la pureté de ses mœurs !

Quoi qu’il en soit, au mois d’août 253, le vieux Valérien se retrouvait seul empereur romain. Fait peu courant pour un empereur de cette époque, ce P. Licinius Valerianus, était un aristocrate issu d’une vieille famille romaine. C’était donc un patricien et un sénateur.
Il naquit sans doute dans les dernières années du IIe siècle, mais on ne connaît que bien peu de choses sur sa vie avant son élévation au trône (et cela ne s’améliore pas tellement après !).

Nous savons qu’en 238, il accueillit,, en tant qu’ancien consul, l’ambassade envoyée par Gordien Ier qui, ayant pris la tête de la révolte des propriétaires d’Afrique contre Maximin le Thrace, sollicitait du Sénat de Rome la ratification de sa désignation comme empereur.

L’auteur, tardif et anonyme, de la souvent très fantaisiste Histoire Auguste (Ve siècle) prétend aussi qu’en octobre 251, l’empereur Dèce, en reconnaissance de l’éminente probité de Valérien, lui aurait offert le poste de Censeur. Cependant, cette assertion paraît assez aventurée : en automne 251, Dèce était déjà mort depuis plusieurs mois. En outre aucun empereur de cette époque n’aurait jamais osé abandonner à quiconque le soin d’exercer la « Censure » et les pouvoirs considérables qui étaient liés à cette fonction.

Valérien avait épousé une certaine Egnatia Mariniana. Un seul fils (et non deux comme le prétendent certaines sources) naquit de cette union : Gallien.
Une des premières décisions de Valérien fut d’ailleurs d’associer son fiston Gallien à son trône. Il le fit nommer co-empereur (Augustus) et lui confia la partie occidentale de l’Empire. Lui se réservait l’Orient.
Naturellement, l’unité théorique de l’Empire était préservée. Valérien demeurait le premier empereur. Il s’agissait simplement de lutter plus efficacement, au Nord contre les Barbares du Rhin et du Danube, et, au Sud-Est, contre les Perses du Roi des Rois Sapor qui continuaient leurs empiètements.

Et de fait, en 253, la situation de l’Empire n’était guère brillante et elle n’allait pas cesser de se détériorer tout au long du règne de Valérien :
Dès 254, les Francs et les Alamans envahissent la Gaule. À grand-peine, le co-empereur Gallien parvient à les repousser au-delà du Rhin. Mais ce n’est que partie remise.
Du côté du Danube, la situation n’est pas meilleure. La victoire d’Émilien, qui avait poursuivi les Goths jusque chez eux, n’avait été, en réalité, qu’un éphémère succès de prestige : À peine le général victorieux a-t-il tourné les talons que les Goths se répandent à nouveau dans les Balkans, occupent la Dacie (actuelle Roumanie), incendient Athènes, traversent le Bosphore en 257, s’en vont ravager l’Asie Mineure.
Toujours dans les Balkans et toujours en 257, le général Ingenuus, commandant des légions de Pannonie (actuelle Yougoslavie), profite de la mort de Valérien le Jeune, fils aîné du co-empereur, pour se révolter. Ingenuus se fait proclamer empereur par ses troupes. La guerre civile s’ajoute aux invasions !
Comme cet Ingenuus d’usurpateur menace l’Italie, Gallien se voit contraint d’abandonner la défense du Rhin pour le combattre. Ce faisant, il laisse le champ libre aux Francs et aux Alamans qui, une nouvelle fois, en profitent pour envahir la Gaule. Cette fois, ces sauvages ont le champ libre. Rien ne leur résiste. Les Pyrénées elles-mêmes n’endiguent pas leur flux dévastateur : une partie de l’Espagne subit le sort de la Gaule et est ravagée de fond en comble. L’importante ville espagnole de Tarragone est incendiée.

Invasion, guerre civile… et catastrophe financière ! En 256, de dévaluation en dévaluation, le denier d’argent ne vaut plus guère que 1 % de sa valeur à l’époque de l’empereur Auguste.

Et enfin, dernier ingrédient de ce cocktail apocalyptique, la peste, fidèle accompagnatrice de toutes les guerres, règne de manière endémique dans tout l’Empire, dépeuplant épisodiquement cités meurtries ou armées errantes.

Dans ces années 253-257, décidément tout se liguait contre Rome… Et pourtant, le calice d’amertume de Valérien ne fut vraiment rempli à ras bord que quand l’empereur apprit que le roi de Perse Sapor avait brisé la trêve qui, depuis l’époque de Philippe l’Arabe, le liait à l’empire romain. Il est vrai que, vu les circonstances, l’imposant tribut annuel dû par Rome au Roi des Rois n’était plus payé depuis belle lurette.
Fort de son bon droit, Sapor avait annexé l’Arménie, jusqu-là protectorat romain. Ensuite, l’armée perse s’était portée en Syrie. La situation devenait vraiment critique pour l’Empire. Les cavaliers de Sapor avaient déjà conquis une bonne partie de l’Asie Mineure (où ils avaient opéré leur jonction avec les hordes gothiques). Ils contrôlaient la Syrie avec sa capitale Antioche, et menaçaient maintenant l’Égypte et ses irremplaçables réserves céréalières. Si les Perses n’étaient pas repoussé à l’intérieur de leurs frontières, s’ils s’emparaient du fertile pays du Nil, Rome, affamée, sombrerait bien vite dans l’anarchie. Ensuite, tôt ou tard, la civilisation romaine tomberait, épuisée, sous les coups de l’une ou l’autre peuplade revancharde.

Dès les premiers beaux jours de 259, l’empereur Valérien s’embarquait donc avec toute son armée pour l’Orient ravagé par l’envahisseur perse. Il n’avait laissé à son fils Gallien que les troupes indispensables pour garder la péninsule italienne à l’abri des invasions germaniques et des prétentions de l’usurpateur Ingenuus.

Au début de la campagne, l’armée romaine d’Orient ne rencontra que des succès faciles. Le général Aurélien défit les Goths, reconquit l’Asie Mineure et entra triomphalement dans Byzance, tandis que sur le front syrien, les Perses reculaient, abandonnant leurs conquêtes des années précédentes.

Cependant, la guerre était loin d’être gagnée.
Le repli des troupes du Roi des Rois Sapor n’était qu’une retraite stratégique. Le souverain perse était peu désireux d’affronter le gros des forces impériales dans des provinces hellénisées depuis des siècles, romanisées depuis des décennies et donc peuplées d’habitants par nature hostiles à sa cause. Mieux valait reculer et frapper quand les circonstances redeviendraient favorables.
Le Roi des Rois, avec ses forces intactes, se retrancha donc à l’Est du Haut Euphrate, aux environs de la ville d’Édesse (aujourd’hui Urfa, au Sud de la Turquie)

Pour l’armée de Sapor, c’était vraiment l’endroit idéal pour attendre Valérien.
Le royaume chrétien d’Édesse n’avait été que récemment annexé à l’Empire romain. La nostalgie de la liberté perdue était encore vive chez les habitants de la région. En outre, l’irruption de l’armée romaine, composée de soldats païens, et placée sous le commandement d’un empereur précédé d’une fâcheuse réputation de persécuteur de l’Église, ne risquait pas de susciter l’enthousiasme chez cette population majoritairement chrétienne.

C’est ainsi, qu’un beau jour de l’année 260, Valérien avec ses légions affamées, assoiffées et décimées par la peste, se retrouvèrent, comme par enchantement, encerclées par des nuées de cavaliers perses.

Nous ne connaissons pas en détail la suite des événements.
Un traître (un chrétien rancunier peut-être ?) livra-t-il au Roi des Rois le plan de bataille de l’empereur romain ? (voir Amin Maalouf, Les Jardins de Lumière). Peut-être… Quoi qu’il en soit, le sort de l’armée romaine était scellé dès le moment où elle était tombée dans le piège tendu par le roi Sapor.

Plusieurs jours, les Romains tentèrent vainement de briser l’encerclement perse. Ensuite, Valérien voulut acheter au Roi des Rois le droit de faire retraite honorablement, mais Sapor, sûr de la victoire, refusa toute concession.
Force fut donc au vieil empereur Valérien, poussé par ses légionnaires découragés et au bord de la rébellion, de négocier la capitulation de l’armée romaine.

Les historiens antiques, tant païens que chrétiens, se plaisent à décrire le sort horrible que Sapor réserva à son adversaire vaincu. Ils rapportent que le roi de Perse exhiba partout le vieil empereur, couronné et revêtu de la pourpre, mais enchaîné dans une cage étroite et souillée. Ils prétendent aussi que, chaque fois que le Sapor montait à cheval, il posait le pied sur le cou de son illustre captif. Ils racontent enfin, détail horrible, qu’après que Valérien, brisé par les humiliations, eût rendu à ses dieux son âme douloureuse, le Roi des Rois ordonna qu’on écorche son cadavre et qu’on remplisse de paille cette vieille peau ridée afin lui rendre une apparence humaine.

Ce trophée macabre, peint en rouge vif, suspendu au-dessus du trône des Sassanides, serait resté, jusqu’à la conquête arabe, le symbole concret de l’éternelle gloire militaire de la dynastie perse.

Il faut, naturellement, prendre ces anecdotes avec un grain de sel.

Le Roi des Rois, s’il pouvait légitimement être fier de sa victoire, avait tout intérêt à son montrer clément. La magnanimité sied mieux aux monarques que la cruauté. Et puis, l’empereur Valérien pouvait toujours servir de monnaie d’échange. Ne pouvait-on espérer que son fils Gallien, pour revoir son vieux papa, se fendrait qu’une rançon substantielle, en or ou en territoires ?

De leur côté, les historiens romains exagérèrent les souffrances de Valérien pour susciter le zèle patriotique et exacerber la haine de l’ennemi héréditaire.
Quant aux auteurs chrétiens, eux, ils voulurent considérer la défaite de Valérien, ainsi que les traitements humiliants infligés à l’empereur romain, comme le juste châtiment divin réservé au persécuteur de l’Église. Plus la déchéance de Valérien serait profonde, plus la démonstration de la toute-puissance de la Justice céleste serait évidente.