Carausius et Allectus

Carausius et Allectus

286 (?) – 297 (?)
Carausius et Allectus

Il était désormais devenu impossible à un seul homme de gouverner l’immense Empire romain. Il suffisait que l’empereur soit occupé dans les provinces occidentales de l’Empire pour qu’un usurpateur paraisse en Orient, et s’il était occupé à combattre les Perses sur l’Euphrate, c’étaient les Germains qui profitaient de son absence pour franchir le Rhin. Dès novembre 285, Dioclétien se choisit donc un « lieutenant », un César, en la personne de son vieux compagnon d’armes, Maximien. Celui-ci devait se rendre en Gaule afin de mettre au pas les Bagaudes, ces paysans accablés d’impôts, ruinés et révoltés qui, depuis une vingtaine d’années, ravageaient les campagnes.

Pour un militaire du calibre de Maximien, qui s’était couvert de gloire sur tous les fronts depuis une bonne vingtaine d’années, cela ne semblait pas une tâche insurmontable que de massacrer ces bandes désorganisées de va-nu-pieds. Pourtant, ce fut loin d’être aussi simple ! Combattre les Bagaudes, c’était un peu comme le supplice de Sisyphe : à peine le boulot semblait-il achevé qu’il fallait tout recommencer ; à peine Maximien avait-il écrasé une de leurs bandes sur la Loire, qu’une autre réapparaissait dans la vallée de la Seine ! Bref, ici aussi, la délégation de pouvoir s’imposait ! Si l’on voulait venir enfin à bout de ces insaisissables guérilleros, il fallait « dispatcher » ses forces, les diviser en escouades mobiles, capables d’intervenir efficacement et rapidement partout où le besoin s’en ferait sentir, sans laisser aux Bagaudes le temps de reconstituer leurs effectifs. C’est ainsi que, sous le commandement d’un officier du nom de Carausius, furent, entre autres, constitués des détachements autonomes chargés de mâter les rebelles dans les pays situés entre les vallées de la Meuse et de la Somme.

Ça tombait plutôt bien : ce Carausius, c’était un enfant du pays ! Il était issu la peuplade belge des Ménapiens, cette tribu celte qui, avec celle des Morins, occupait le littoral de la Mer du Nord (entre le Pas-de-Calais et la Zélande actuels). Cela étant, s’il ne faut que cela pour satisfaire l’esprit cocardier de nos amis Français, je veux bien volontiers admettre que cet officier belge naquit à Cassel (Castellum Menaporium), ville actuellement située en Flandre française.

Carausius effectua fort honorablement la mission que Maximien lui avait confiée. Les Bagaudes de son secteur furent promptement liquidés.

Nous aimerions croire certains historiens qui affirment que notre brave Ménapien aurait eu la main moins lourde que son supérieur hiérarchique. En effet, tandis que Maximien ne reculait aucune exaction, aucune déprédation, aucun massacre pour venir à bout de ces rebelles particulièrement coriaces, le général belge aurait, aux dires de ces auteurs, privilégié la négociation, obtenant ainsi bien souvent la reddition des Bagaudes sans verser le sang.

Mais hélas, rien ne semble venir étayer cette hypothèse un tantinet angélique ! Au contraire, on peut légitimement penser que Maximien, ce soudard brutal, assez cruel, qui ne connaissait d’autre voie que celle de la force, n’aurait ni compris ni admis de la part d’un de ses subordonnés la moindre mesure de clémence, fût-elle couronnée de succès. N’aurait-ce pas été là une critique implicite de ses rudes méthodes ? Un Carausius pétri de diplomatie, qui aurait négocié avec les Bagaudes et aurait obtenu leur reddition par la persuasion et non par le glaive, aurait, aux mieux, été jugé trop « mollasson » pour obtenir jamais le moindre avancement, et au pire, aurait péri sur l’échafaud pour collusion avec l’ennemi. Or, c’est tout le contraire qui se produisit : au terme de la campagne contre les Bagaudes, Carausius obtint de Maximien un poste à très haute responsabilité, d’une importance stratégique primordiale : le commandement de toutes les forces terrestres et navales du Nord-Ouest de la Gaule.

carausius

La nouvelle mission de Carausius comportait deux volets. Tout d’abord, Il devait – c’était la moindre des choses ! – aider son chef Maximien à repousser les Germains qui, périodiquement, franchissaient le Rhin pour effectuer des raids dévastateurs dans les provinces gauloises. Mais surtout, en sa qualité d' »amiral » de la puissante force navale basée à Boulogne (Gesoriacum), il était chargé d’empêcher les incursions des pirates francs en Gaule et en Bretagne.

A priori, la tactique à adopter pour accomplir cette mission paraissait évidente : il suffisait à Carausius de traquer les barques pirates en Mer du Nord et de les y maintenir, donc de les arrêter avant qu’elles n’accostent sur la côte Est de la Bretagne ou ne franchissent la Manche pour se répandre en Gaule. Or, ce n’est pas du tout la méthode que l’amiral ménapien adopta. Lui, les pirates, il se gardait bien de les harceler en Mer du Nord ! Il ne les empêchait nullement, ni de débarquer en Bretagne, ni de passer la Manche pour pénétrer à l’intérieur des provinces gauloises et tout piller à leur guise. Que du contraire ! Carausius avait trouvé tactiquement (et pécuniairement) plus avantageux de les laisser passer pépères au large de Boulogne pour ne les attaquer qu’au retour, quand ils regagnaient leurs repaires dans leurs barques pleines à ras bord du fruit de leurs rapines. L’amiral belgo-romain avait alors beau jeu d’arraisonner, de rançonner ou de couler ces esquifs alourdis de butin… en faisant, bien évidemment, main basse sur tous les trésors volés en Gaule.

À ce train-là, et vu l’esprit d’entreprise du « commandant du port de Boulogne » et de ses « associés » germaniques, la majeure partie de l’or sué par les provinces gauloises risquait bien de se retrouver, tôt ou tard, dans les insondables coffres dudit Carausius !

Maximien, son supérieur hiérarchique, tenta bien de mettre le holà à ces agissements malhonnêtes, si désastreux pour la réputation de la légion romaine. Carausius fut condamné à mort. Mais cela ne servit à rien ! Les blâmes et les états d’âme de son chef, il s’en battait l’œil (avec une frite) notre « ancien Belge » d’amiral ménapien ! Lui, il avait de l’or à revendre et, il l’utilisa judicieusement : il soudoya les soldats des légions de Grande-Bretagne et se fit proclamer empereur. (Vers 286).

Carausius, voleur de voleurs, pirate piratant les pirates, et finalement usurpateur, cela semble difficilement contestable. Pourtant, certains historiens (français) ont tenté de réhabiliter ce malandrin en qui ils voient surtout, l’ultime champion de l’indépendance gauloise, le dernier « empereur romain des Gaules ». Selon eux, Carausius n’aurait pas été si malhonnête que ça ! Ces accusations de piratage, de recel, de complicité – voire d’alliance – avec les ennemis de Rome ne sont que des ragots, des calomnies, des résidus de la propagande malveillante diffusée par les ennemis de Carausius. elles ne sont que l’écho des pauvres prétextes imaginés par Maximien pour justifier la guerre civile dans laquelle il allait plonger le Nord de la Gaule en dépit du péril barbare. Et d’ailleurs, précisent les partisans de Carausius, jamais les légions britanniques n’auraient proclamé un empereur un flibustier sanguinaire ou un traître.

En fait, selon ces auteurs favorables à Carausius, celui-ci aurait si vertement et ouvertement critiqué les méthodes brutales de son chef que ce Maximien l’aurait convoqué, soi-disant « pour s’expliquer » d’homme à homme, mais, en réalité, afin de le destituer puis de le passer par les armes. Pour sauver sa peau, le Ménapien n’aurait eu d’autre choix que la révolte.

C’est possible, certes… Væ victis (« Malheur aux vaincus !). Et l’Histoire ne reflète bien souvent que la version des vainqueurs, même si, en l’occurrence, le triomphateur fut une grosse brute, un infâme soudard comme Maximien « Hercule » ! Toutefois, malgré toutes les belles manières et les soucis humanitaires qu’on lui prête, Carausius se rendit effectivement coupable du crime de haute trahison en s’alliant tant aux Bagaudes qui avaient survécu à la rage de Maximien qu’aux Francs – les pires ennemis de Rome dans la vallée inférieure du Rhin. Quant au sens civique de ces légionnaires britanniques qui auraient catégoriquement refusé de pactiser avec les ennemis de Rome, il reste aussi hypothétique que leur désintéressement !

Quoi qu’il en soit, honnête ou non, contraint à revêtir la pourpre ou simplement ambitieux, Carausius se proclama empereur (Empereur romain des Gaules) et Maximien tenta à deux reprises (au printemps 289 et en 290) de l’anéantir, lui et son pseudo empire. Par deux fois, l’alter ego de Dioclétien, l’Auguste d’Occident échoua lamentablement. Il perdit même, toute sa flotte dans une tempête.

Alors, comme il fallait quand même assurer la paix publique et combattre les barbares qui avaient profité de la guerre civile pour menacer dangereusement les autres fronts, les empereurs « légitimes » Dioclétien et Maximien se résignèrent, la mort dans l’âme, à entériner le fait accompli. Mordant sur leur chique et de fort mauvaise grâce, ils consentirent à considérer dorénavant l’amiral ménapien comme leur « collègue » en (Grande-)Bretagne et dans le Nord de la Gaule (vers 290). Seule concession exigée de Carausius : puisqu’il ne gouvernait que le Nord de la Gaule, il devait impérativement renoncer à son titre surfait d’Empereur des Gaules pour se contenter de celui, plus adéquat, d’Empereur de la mer.

Empereur de la Mer ou « des Gaules », Carausius gouverna pendant quelques années (290 – 293) un vaste ensemble de territoires comprenant la Britannia (l’Angleterre actuelle) et le Nord de la Gaule (de l’embouchure du Rhin à celui de la Loire). Mais la Gaule était désormais littéralement coupée en deux, et ce d’autant plus efficacement que Maximien s’était acharné à établir, entre ses états et ceux de l’empereur ménapien, une « ligne de démarcation » aussi hermétique que possible. À long terme, cette situation n’était pas « tenable ». La Gaule, ravagée par les révoltes des Bagaudes et les invasions germaniques, avait impérativement besoin du blé britannique tandis que la Bretagne, coupée du reste de l’Empire romain, donc privée du marché gaulois ainsi que de l’indispensable aide militaire de Rome, ne pouvait espérer survivre. Soit Carausius conquerrait le reste des Gaules, soit Maximien liquiderait l’empire dissident. Il n’y avait pas d’autre alternative !

Le statu quo se maintint vaille que vaille jusqu’en 293. Cette année-là, la désignation de Constance Chlore comme César (= empereur adjoint) de Maximien changea radicalement la donne. Chargé par son Auguste (= empereur principal) de régler définitivement « l’Affaire Carausius », Constance commença par liquider la tête de pont continentale de l’empire-pirate ennemi. Pendant l’été 293, il repoussa au-delà du Rhin les alliés francs de l’empereur breton puis mit le siège devant le port de Boulogne (Gesoriacum). La ville fut prise après un siège très éprouvant.

Ce grave revers porta un coup fatal à Carausius : ses propres soldats se révoltèrent contre lui et l’assassinèrent. Cependant, la mort de Carausius et la prise de Boulogne n’affaiblissaient l’Empire breton que d’un seul homme et d’un seul port. Allectus, le principal lieutenant de l’empereur défunt (et sans doute son assassin), prit aussitôt la succession de son chef (de sa victime). Pour sauver ce qui pouvait l’être de l' »Empire marin » de Carausius, il renonça à défendre ses provinces continentales. Il rapatria en Bretagne les légions les plus combattives ainsi que sa flotte intacte. Constance n’avait qu’à bien se tenir : outre-Manche, on l’attendait de pied ferme !

Pendant qu’Allectus tentait péniblement d’asseoir son autorité sur des Bretons de plus en plus sceptiques quant à l’intérêt économique et militaire de son empire sécessionniste, Constance prenait tout son temps pour préparer son invasion. Et de fait, mieux valait de pas se lancer tête baissée dans cette expédition « outre-mer » ! D’une part, la puissante flotte de l’usurpateur breton patrouillait constamment dans la Manche, et, d’autre part, le Nord de la Gaule n’était pas encore pacifié. Si les turbulents amis et alliés de feu Carausius, tous ces Ménapiens, Morins, anciens Bagaudes et autres Francs n’étaient pas mis au pas avant qu’il n’embarque, Constance Chlore risquait fort voir une révolte éclater sur ses arrières pendant qu’il combattait en Bretagne.

allectus

Ce n’est qu’en 296 que la flotte de Constance appareilla de Boulogne à destination de la (Grande-)Bretagne. Elle était composée de deux escadres, l’une placée sous le commandement du César d’Occident en personne, l’autre sous celui de son préfet du prétoire, qui répondait au doux nom d’Asclépiodote. Quant à l’escadre d’Allectus, elle attendait l’envahisseur au large de l’Île de Wight.

Pas de chance ! Un épais brouillard, à couper au couteau, s’était répandu sur la Manche et la Mer du Nord. On ne voyait pas le bout de son nez ! Parlant de pif, Constance en manqua totalement : son escadre se perdit, et, piteuse, fut contrainte de rebrousser chemin. Mais heureusement, cette purée de pois qui avait tant desservi le César Chlore fut l’alliée la plus précieuse de son lieutenant Asclépiodote. Celui-ci profita de ces circonstances atmosphériques calamiteuses pour se glisser en catimini entre les navires d’Allectus puis pour débarquer sur les Côtes bretonnes. Ni vu ni connu, je t’embrouille !

Allectus fit preuve d’un manque flagrant d’esprit d’improvisation. Le coup de bol d’Asclépiodote, qui avait réussi à passer entre les mailles du piège qu’il lui avait tendu, le prit totalement au dépourvu. Il ne songea pas à attaquer les forces ennemies encore désorganisées après leur débarquement, mais les laissa se regrouper, s’organiser et renforcer leurs positions. Quant enfin Allectus reprit ses esprits et se décida à passer à l’attaque, il était trop tard ! Ses soldats, démotivés, peu confiants dans les capacités militaires de leur chef, ne firent pas le poids face aux soldats du lieutenant de Constance, tout requinqués. L’armée de l’usurpateur breton fut taillée en pièces. Allectus lui-même fut sans doute tué au cours de l’engagement.

constance chlore

Pour l’anecdote et pour terminer, signalons que, même si la majeure partie de l’escadre de Constance Chlore avait dû rebrousser chemin en raison, du brouillard, quelques-uns de ses navires effectuèrent la traversée. Ils accostèrent dans le Sud-est de la Bretagne, se regroupèrent et marchèrent sur Londres (Londinium). Chemin faisant, ils affrontèrent et défirent à leur tour quelques débris de l’armée d’Allectus, des rescapés de la bataille remportée par Asclépiodote. Ce fut cette petite victoire de soldats placés sous ses ordres, mais sans qu’il fût présent en personne, qui servit de prétexte à Constance pour accaparer les lauriers que son Asclépiodote de lieutenant aurait été en droit de revendiquer pour lui seul.

Comme quoi on peut être le père du très chrétien empereur saint Constantin le Grand et avoir sa petite vanité !