Gallien

253 – 268
Gallien
(Publius Licinius Egnatius Gallienus)

Dès sa prise de pouvoir (août 253), Valérien associa au trône son fils Gallien. Nommé co-empereur (Augustus), il reçut en apanage les provinces occidentales de l’Empire. Même si Valérien demeurait le premier empereur et si l’unité théorique de l’État était maintenue, c’était la première fois que l’Empire romain était divisé en deux unités politiques distinctes. Nécessité faisait loi : il fallait absolument lutter plus efficacement, au Nord, contre les Barbares du Rhin et du Danube, et au Sud-Est, contre les Perses du Roi des Rois Sapor qui continuaient encore et toujours leurs empiètements.

Il est vrai qu’en ce milieu du IIIe siècle, la situation se déglinguait furieusement :
En 254, les Francs et les Alamans envahirent la Gaule. À grand-peine, le co-empereur Gallien parvint à les repousser.
Du côté du Danube, la situation n’était guère plus brillante. Après l’écrasement de l’armée de l’empereur Dèce, la victoire du général Émilien sur les Goths, n’avait guère été qu’une revanche symbolique, un succès sans lendemain. À peine Émilien eut-il tourné les talons que les Goths se répandirent à nouveau dans les Balkans et ravagèrent toutes les provinces romaines jusqu’en Asie Mineure.
valerianus II

Toujours dans les Balkans et toujours en 257, le général Ingenuus, commandant des légions de Pannonie (actuelle Yougoslavie), profita de la mort du « César » Valérien le Jeune, fils aîné de Gallien, pour se révolter et se faire proclamer empereur.

La guerre civile s’ajoutait aux invasions !

Comme Ingenuus menaçait l’Italie, Gallien se vit contraint d’abandonner la défense du Rhin pour combattre l’usurpateur. De ce fait, il laissait le champ libre aux Francs et aux Alamans qui, une nouvelle fois, envahirent la Gaule. Faute d’opposition romaine, même les Pyrénées n’endiguèrent pas leur flux dévastateur. De nombreuses provinces espagnoles furent pillées, incendiées, ruinées.

Autre ingrédient de ce cocktail apocalyptique, la peste qui continuait à régner de manière endémique, dépeuplant épisodiquement cités meurtries ou armées errantes.
Invasion, guerre civile, peste… et catastrophe financière ! En 256, le denier d’argent était si dévalué qu’il ne valait guère plus d’un % de sa valeur à l’époque de l’empereur Auguste.

Si l’Empire d’Occident, commis à la garde de Gallien, prenait eau de toute part, la situation n’était guère plus brillante dans les provinces orientales, dévolues à Valérien. Le roi de Perse Sapor avait brisé la trêve qui, depuis l’époque de Philippe l’Arabe, le liait à l’empire romain et avait annexé l’Arménie, jusqu-là protectorat de Rome. Ensuite, l’armée perse avait envahi la Syrie avec la ferme intention de s’approprier définitivement tout l’Orient romain. Si rien n’était fait, après la Syrie, ce seraient la Palestine, et puis la riche Égypte, le grenier de Rome, qui tomberaient, aux mains des Asiatiques.
Valérien rassembla donc toutes les forces disponibles et s’embarqua pour l’Orient. Quelques mois après (été 260), son armée se trouvait encerclée, affamée, vaincue et l’empereur romain capitulait entre les mains du souverain perse. Le vieux Valérien réduit à une captivité misérable, allait mourir de honte quelques mois plus tard.

Désormais Gallien gouvernait l’Empire sans partage. Enfin si l’on veut !… Durant cette période d’anarchie, toute une kyrielle de généraux ou de politiciens, plus ou moins capables et plus ou moins ambitieux, se proclamèrent « imperator ». Les uns usurpèrent le trône impérial par nécessité, afin de défendre plus efficacement des provinces menacées par les Barbares et autres envahisseurs. Les autres ne le firent que par pure ambition.
On a coutume d’appeler « époque des Trente Tyrans » la décennie qui s’étend de la capture de Valérien par le roi de Perse Sapor (260) à l’avènement de l’empereur Aurélien (270). Cette appellation fallacieuse fut forgée par l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste (Ve siècle) en souvenir des « Trente tyrans », gouvernement oligarchique qui dirigea au nom de Sparte la cité d’Athènes, vaincue après la Guerre du Péloponnèse (fin du Ve siècle av. J.-C.). En fait, les « Trente Tyrans » romains ne furent pas si nombreux ; seize seulement sont historiquement avérés.

Ménageant certains de ces « usurpateurs », luttant contre les autres, Gallien, pendant tout son règne personnel, allait s’employer à sauvegarder ses prérogatives de « Premier Empereur » et l’unité de l’Empire face aux empiétements territoriaux et politiques de ces rivaux. (Pour plus de détails, voir les biographies respectives de ces « Trente Tyrans »).

En 257, nous avons déjà vu Gallien, alors encore seulement « empereur associé » de son père Valérien, abandonner le front rhénan afin de réprimer l’usurpation d’Ingenuus. Nous savons aussi que cette absence profita aux Francs et Alamans qui franchirent le Rhin en masse pour ravager les provinces gauloises et espagnoles. Les populations d’Espagne et de Gaule, elles, commencèrent à en avoir ras-le-bol de ces invasions barbares à répétition. Ce dont elles avaient besoin, c’était d’une protection plus rapprochée que celle que pouvait leur offrir le lointain empereur de Rome, toujours occupé autre part.
Les Gaulois, les Espagnols et les Britanniques se rallièrent donc en masse à Postumus, un général très capable qui venait de revêtir la pourpre impériale à Cologne après avoir assassiné Salonin, le plus jeune fils de Gallien.

Dans un premier temps, Gallien tenta d’abattre son rival gaulois. Il entreprit deux campagnes militaires successives contre lui. Lors de la première (260-261), Gallien repoussa bien les Barbares au-delà du Rhin, mais ne put venir à bout de Postumus. Quant à la seconde (en 263 ou 264), elle sera interrompue par une révolte des Byzantins que l’empereur romain se verra contraint d’aller châtier en personne.

Sur ces entrefaites, la situation s’était encore compliquée en Orient.
Dans le courant de l’année 260, après la défaite du malchanceux Valérien, son ancien ministre Macrien parvint, à repousser les Perses hors de Syrie et, fort de sa victoire, s’autoproclama empereur.

salonin

Macrien semblait disposer de tous les atouts pour réussir son coup d’état. Ancien ministre des finances de Valérien, il disposait de considérables ressources financières. De plus, il était à la tête de troupes victorieuses, au moral d’acier. Et enfin, il avait gagné à sa cause Émilien qu’il faut ce garder de confondre avec l’empereur du même nom. Cet Émilien-là était le préfet de la si fertile province d’Égypte et son précieux ralliement à la cause de Macrien assurait un ravitaillement abondant et bon marché aux soldats de l’usurpateur.
Accompagné de son fils aîné, Macrien Junior, qu’il avait associé au trône, le vieux Macrien décida de marcher sur Rome à la tête de son armée. Son autre fils Quietus, qu’il avait également élevé au rang de co-empereur, gouvernerait l’Orient en son absence.
Macrien Senior et Macrien Junior furent vaincus sur le Danube par les armées de Gallien tandis que Quietus, le dernier rejeton de la famille persécutrice sera tué dans la ville d’Émèse assiégée par Odenath, le roi de Palmyre, mari de la fameuse reine Zénobie

Un an après l’humiliante défaite de Valérien, l’Orient romain était délivré à la fois de la menace perse et des prétentions des usurpateurs. Cependant, revers de la médaille, nombre de riches provinces « romaines » échappaient désormais de facto au pouvoir de Rome.
« Libérés » par Odenath, la Syrie, la Palestine, le Sud de l’Asie mineure, le Nord de la Mésopotamie, se voyaient maintenant annexés de facto au royaume de Palmyre. Quant à l’empereur Gallien, il dut bien faire fortune bon cœur. Le roi de Palmyre était un rival d’un autre acabit que les Macriens, Ingenuus et autre Regalianus (usurpateur balkanique que Gallien avait liquidé sans trop de difficultés). Alors, tant qu’Odenath ne remettait pas gravement en cause l’unité (pourtant de plus en plus théorique) de l’Empire romain, mieux valait le ménager, s’en faire un ami en le couvrant d’honneurs.
Dans l’espoir de le dissuader de revêtir la pourpre impériale, l’ancien roitelet de Palmyre fut donc bombardé de titres ronflants, du genre de Dux Romanorum (« chef des Romains ») et Corrector totius orientus (« Co-régent de tout l’Orient »).

Après avoir stabilisé la situation en Orient et en Gaule, l’empereur Gallien consacra les dernières années de son règne à lutter contre les Goths. Une fois de plus, ces Barbares particulièrement agressifs avaient franchi le Danube et lançaient des raids dévastateurs, par terre et par mer, dans les Balkans ainsi que sur les côtes de Grèce et d’Asie Mineure.
Gallien leur infligea quelques sévères défaites avant d’être rappelé en Italie pour combattre une nouvelle usurpation.
aureolus

Au début de l’année 268, le général Aureolus, militaire compétent et ambitieux, avait profité de l’absence du souverain pour ceindre la couronne radiée des Césars. « Bis repetita placent… mais ça commence quand même à bien faire ! » se dit Gallien, un tantinet excédé. Alors, rassemblant ses troupes, il marcha contre l’usurpateur et lui infligea une sévère défaite près d’un pont sur l’Adda, affluent du Pô (à mi-chemin de Milan et de Bergame, le lieu-dit Pontirole – Pons Aureoli – rappelle cette bataille).

Bien que battu, Aureolus courut s’enfermer dans la place forte de Milan avec les survivants de son armée. Gallien, tenace, mit aussitôt le siège devant la ville… et tomba sous le poignard des assassins.

Les historiens antiques s’attardent peu sur les détails de cette conspiration. Ils prétendent, contre toute vraisemblance, que, malgré sa victoire, Gallien souhaitait conclure une paix de compromis avec l’usurpateur vaincu. Indignés que l’empereur veuille les priver du fruit de leur victoire, ses soldats se seraient alors mutinés et l’auraient assassiné.

En fait, Gallien, aristocrate issu du Sénat, fut probablement victime d’un putsch militaire. Les conspirateurs, tous de rudes officiers originaires de ces provinces balkaniques périodiquement ravagées par les hordes barbares, avaient bien dû admettre qu’un civil comme Gallien, tout capable qu’il fût, ne parviendrait décidément jamais à mettre fin à l’anarchie militaire et aux sécessions qui déchiraient l’Empire. La Patrie avait besoin d’un soldat de métier, pensaient-ils, d’un général expérimenté, craint des soldats et respecté de ses pairs. Gallien fut donc massacré. et le général Claude (le Gothique) revêtit la pourpre impériale.

Je vous pose une question : Après avoir lu tout ceci, pensez-vous que ce Gallien, qu’on a vu se trimballer aux quatre coins de son empire pour combattre usurpateurs et barbares, fut un empereur particulièrement incompétent ?
À l’évidence, votre réponse ne peut être que négative.
Et pourtant, tous les historiens latins antiques dressent un portrait de Gallien poussé au noir. Il aurait été veule, cruel, ingrat, débauché, efféminé, ivrogne, joueur, menteur, recherchant la compagnie des prostistué(e)s et des débauchés ! Gallien ?… une véritable anthologie ambulante et barbue des pires tyrans que Rome ait jamais connus ! Un histrion pire que Néron, un monstre plus fou que Caligula, plus sournois que Domitien, plus vicieux que Commode, plus cruel que Caracalla et plus pervers qu’Héliogabale !

Bien évidemment, il ne s’agit là que d’une caricature.
Ces historiens latins écrivaient sous le règne de Constantin et de ses successeurs. Et comme le fondateur de la dynastie constantinienne prétendait descendre de Claude le Gothique, cet empereur qui s’empara du trône après l’assassinat de Gallien, il était nécessaire de justifier cette usurpation en peignant ce pauvre empereur sous le jour le plus sombre. La prétendue biographie de Gallien l’Infâme devait, en quelque sorte, s’opposer radicalement, servir de repoussoir au panégyrique du « divin » Claude le Gothique, aïeul prétendu de Constantin le Grand. Propagande oblige…

De plus, l’empereur Gallien ne pouvait guère susciter la sympathie de ces auteurs latins. Ceux-ci étaient, pour la plupart, issus de l’ordre sénatorial dont Gallien limita drastiquement les pouvoirs, interdisant aux sénateurs toute carrière militaire. D’autre part, tous ces historiens se présentaient comme des moralistes, ardents défenseurs des austères, respectables, antiques et (hélas !) révolues traditions romaines. Il était donc impossible que trouvât grâce à leurs yeux ce Gallien, admirateur inconditionnel de la civilisation hellénique, si corruptrice.

Ce parti pris apparaît clairement quand on compare les textes latins avec ceux qui émanent des historiens grecs contemporains.
Là, c’est un tout autre refrain qu’on fredonne ! Ces historiographes grecs, quoiqu’aussi partiaux que leurs confrères latins, décrivent Gallien comme un « despote éclairé », un empereur qui favorisa les arts et les lettres et qui entretint des relations amicales avec les grands philosophes néoplatoniciens Plotin et Porphyre. Cependant cet érudit de Gallien ne se contenta pas d’être un pantouflard qui limitait son activité au domaine culturel, il fut aussi, ,si l’on en croit ces auteurs grecs, un chef d’armée avisé. Il lutta, souvent avec succès, contre les Barbares qui trépignaient aux frontières et résista victorieusement à tous les usurpateurs qui menaçaient son trône.

Rejetant les exagérations de ces deux groupes d’historiens, également partiaux mais résolument antagonistes, les critiques historiques contemporains ont un peu réhabilité la mémoire de Gallien, estimant qu’il fut un empereur compétent sans être exceptionnel. Il est en effet évident que si l’empereur Gallien réussit à se maintenir au pouvoir pendant huit longues années, et ce à une époque particulièrement troublée, c’est qu’il n’était pas dénué de toute qualité. Quant à cette caricature d’empereur, cette marionnette à la fois molle et velléitaire, indolente et cruelle, que nous peignent à l’envi la plupart des historiens antiques, elle n’aurait eu que bien peu de chances, en ce siècle de fer, de se maintenir plus de quelques heures sur le trône des Césars.

Pour terminer évoquons brièvement la politique religieuse de Gallien

Cet empereur fut un adepte convaincu du néo-platonisme. Ami personnel de Plotin et Porphyre, il prit la tête d’un mouvement de restauration de la philosophie païenne connue depuis sous le nom de Renaissance « Gallénique ». Il envisagea même de construire, en Campanie, une ville nommée Platonopolis, dirigée comme une république platonicienne.

Toutefois, et bien que son ami, le philosophe néo-platonicien Porphyre fut un farouche adversaire des Chrétiens (il écrivit même contre eux un traité fort malencontreusement perdu aujourd’hui), Gallien, après la capture de son vieux père par le roi de Perse, fit effectuer un virage à 180 ° à la politique religieuse impériale. Désormais, plus question de persécuter les Chrétiens. Bien au contraire ! Il fallait immédiatement cesser toute poursuite, leur rendre leurs lieux de cultes et rouvrir leurs cimetières. Plusieurs rescrits en ce sens furent adressés aux évêques des provinces que contrôlait Gallien. Le christianisme ne devenait peut-être pas encore explicitement une religion autorisée (religio licita), mais c’était tout comme ! Les Chrétiens jouissaient désormais de la plus complète liberté de culte et leur Église pouvait disposer ouvertement de tous ses biens fonciers passés, présents et à venir.

Même s’il est probable qu’avant le début de son règne personnel, Gallien ne considérait pas les Chrétiens sous un jour défavorable, un tel désaveu de la politique paternelle n’en reste pas moins stupéfiant. N’oublions pas que les Romains portaient aux nues la piété filiale.

Ce sont, naturellement, des raisons politiques qui expliquent ce revirement. La déconfiture, totalement inattendue, de leurs amis Perses, avait réduit à néant les folles espérances des Chrétiens. La victoire romaine contredisait les savantes exégèses apocalyptiques des plus éminents docteurs de la Foi. La tournure des événements paraissait tellement incompréhensible : la Bête aux Sept cornes survivait, la Grande Pute était plus cramante que jamais, Babylone n’était pas réduite en cendres et les étincelants Cavaliers s’étaient enfuis la queue entre les jambes devant les légionnaires de l’Antéchrist.
Et comble de l’ironie, qui récoltait les lauriers du triomphe ? Nul autre que Macrien, ce ministre véreux qui avait suscité la plus terrible des persécutions ! Le bon Dieu s’était-il assoupi ou était-ce encore une de ses plaisanteries ?

Le danger s’accrut encore, tant pour les Chrétiens que pour l’empereur Gallien, quand ce Macrien, cet ennemi juré de la Foi chrétienne, se fit proclamer empereur. Moins deux ans après le terrible édit de Valérien qui condamnait les chefs chrétiens à la peine capitale, l’empereur Gallien, fils du persécuteur, et les Chrétiens, persécutés, unis par une communauté d’intérêts, se retrouvaient dans le même camp : Le successeur de Valérien devait éviter la montée en puissance d’un rival dangereux tandis que les victimes de l’empereur persécuteur devaient empêcher à tout prix l’accession au trône d’un autre ennemi juré de leur Foi.

L’empereur Gallien fut donc contraint d’adopter la plus pragmatique des politiques. Pour contrer la menace que Macrien faisait peser sur son trône, il lui fallait faire flèche de tout bois, et, sans état d’âme, mais sans hypothéquer l’avenir, se concilier, par de menues faveurs, les bonnes grâces de ces dangereux alliés occasionnels.

Cette alliance ponctuelle entre l’Église et l’Empire deviendra la base de ce que l’on a appelé « la Petite Paix de l’Église », quarante années pendant lesquelles le christianisme sera à l’abri des persécutions, toléré mais pas encore légalisé.